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Le premier voyageur
du temps
MãSõ.
 


   Jean Caillette engloba le petit laboratoire dans un dernier regard nostalgique. Peut-être n'aurait-il plus jamais l'occasion de s'y livrer à son unique passion : la recherche expérimentale. Les calculs vérifiés, et jusqu'à la moindre soudure contrôlée, le chronoscaphe était paré.
   Jean Caillette, autodidacte de quarante-deux ans, célibataire malgré lui, pourrait bientôt se vanter d'avoir été le premier voyageur du temps. Il referma la porte étanche, vida un flacon de gnôle pour se redonner courage, puis abaissa sans plus hésiter le chronolevier.

   Aucune sensation particulière, comme prévu. Le paysage extérieur avait laissé la place à une sorte de déroulement ultra rapide, comme un film qui décroche.
   Jean ne s'inquiétait de rien ; tout était réglé pour que le chronoscaphe se stabilise au sommet d'un plateau déserté en ce 30 juin 1576 que le génial bricoleur s'était fixé pour objectif. Le voyage ne serait vraisemblablement pas très long, selon ses estimations. Heureusement, car un mauvais tabouret servait de siège, ce qui rappela à notre sympathique héros une autre grande première historique : les astronautes de la première mission lunaire n'avaient guère été logés à meilleure enseigne, malgré les moyens autrement importants de la N.A.S.A. à l'époque.

   Théoriquement, rien ne s'opposait au voyage dans le temps, à moins d'un paramètre oublié, parce qu'ignoré. Seul le petit problème du paradoxe pouvait à la rigueur troubler l'esprit du pionnier. Que se passerait-il si, par accident, il était amené à tuer l'un des ses ancêtres directs ? Ou, plus simplement, le moindre de ses actes risquait-il de bouleverser l'histoire que ses manuels lui avaient enseignée ?
   À vrai dire, Jean Caillette s'en souciait fort peu. Pour lui, le passé était immuable, figé, et rien de ce qu'il pourrait tenter n'y changerait quoi que ce soit. Simplement, cela ferait partie, faisait déjà partie du passé. Il se contentait d'entrer en scène au moment opportun, dans une histoire écrite à l'avance. Si bien que le paradoxe se résumait, pouvait s'assimiler à cette question toute bête : de l'oeuf ou de la poule, lequel est le premier ? Le voyageur du temps se proposait d'ailleurs de mener à ce sujet une enquête, à l'époque même du litige. Mais il n'en était pas encore là. Juin 1576 l'attendait, à rebrousse-temps.

   Tout à coup, un choc d'une extrême violence renversa le chronoscaphe, qui sembla partir en tonneaux dans la spirale du temps, avant de s'immobiliser à une époque indéterminée, à laquelle Jean Caillette fut éjecté. À demi sonné, il ne sut que s'asseoir dans l'herbe humide d'un siècle inconnu. Un homme, uniforme (?) en lambeaux, s'approcha, l'air vache. Les débris de sa chronomoto fumeraient quelques années plus tard, à cent mètres de là.
   « Ben mon vieux, défaut de signalisation, pas de plaque ni de ceinture, et avec ça on se permet un refus de priorité à un véhicule de la brigade temporelle ! T'aurais pas eu ton permis dans un ressac-surprise, Toto ? Viens donc souffler dans le ballon, pour voir. »

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  Caen, le 30 juin 1976
© MãSõ.