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Première
époque
SOUS
DES CIEUX AZURÉENS, UN AVENIR INCERTAIN.
On recherche... Forte récompense...
Enfant
des années trente, il connaît une prime jeunesse presque
normale. Elève appliqué, il suit une belle scolarité
puis se révèle être un étudiant sérieux
et travailleur, qualificatif normal à l'époque puisque les
dirigeants de notre beau pays ne cessaient de marteler sur les rares antennes :
Travail, Famille, Patrie.
Au milieu des années cinquante, alors qu'un souffle
nouveau se lève doucement sur la jeunesse française, il
se voit contraint, et surtout forcé, de quitter la famille, les
amis et les petites amies : en effet, nos chers politiciens, jamais
à court de bonnes idées, décident qu'il faut faire
régner l'ordre républicain en Algérie où se
déroulent, doux euphémisme pudique, des « événements ».
Quelques jours plus tard, notre jeune homme se retrouve tout de kaki vêtu
sous une bannière tricolore qu'il va lui falloir servir et pour
le pays de laquelle il va accomplir son devoir de citoyen digne de ce
nom.
De cet événement et de ces « événements »
va naître un homme dont toute la vie sera marquée par les
conséquences de l'incompétence des gouvernements changeants
et changés de la 4° République.
En quelques mois, notre bonhomme se fait une renommée.
En effet, des Aurès à la Mitidja en passant par la Kabylie,
son nom apparaît pour les fellaghas comme le symbole de la terreur,
de leurs défaites et surtout comme celui d'un soldat rusé,
brave, efficace et aguerri. Dans toutes les willayas, l'annonce de son
arrivée dans le djebel ou ailleurs, est synonyme de la descente
des Anges Exterminateurs et ou de l'arrivée des quatre Cavaliers
de l'Apocalypse. Si cette guerre s'était déroulée
de nos jours, les ultras du F.L.N. auraient lancé sur sa tête
une fatwah avec à la clé une prime de plusieurs milliers
de dollars. Allah soit loué, au milieu des années cinquante,
les Fous de Dieu n'existaient pas ou n'avaient pas encore le bulbe à
l'envers. L'homme en question se révèle être un tel
danger pour les indépendantistes qu'ils ont décidé
de l'urgence d'éliminer définitivement cet empêcheur
de combattre en rond. La décision est prise : ils se serviront
de leur arme favorite. Un des leurs partira lui décocher un magnifique
sourire kabyle un soir dans un coupe-gorge d'Oran. Ils pourront combattre
de nouveau sans trembler. Lui, lucide, sait ce qui l'attend et n'en a
cure. Ici, de toute façon, on vit au jour le jour. Les dieux étant
à ses côtés, jamais l'occasion ne se présentera
aux fellaghas.
Douceurs
et séduction...
Au bout de plusieurs mois de harcèlement
et d'actions d'éclat dans les maquis des « fellouzes »,
dans l'erg et le reg, son colonel repère et félicite ce
meneur d'hommes. Au vu de ses états de service et en signe de reconnaissance
pour sa bravoure et pour les services rendus à la France, il l'autorise,
à titre très exceptionnel, à aménager comme
bon lui semblera ses quartiers. En peu de temps, notre héros transforme
sa carrée en un splendide sérail aux tentures de velours
et aux sofas multiples couverts de soie.
Être affable et avenant, il conquiert sans difficulté
le coeur de plusieurs fatmas au corps hâlé et aux charmes
si mystérieux et si secrets qu'elles auraient damné un saint.
Ce séducteur né se monte alors un petit harem que lui envient
bon nombre de notables musulmans.
À chaque retour de mission, après avoir semé
le doute dans l'esprit des « rebelles », arpenté
le sol rocailleux de l'Atlas et croisé une multitude de chèvres
en troupeaux qu'il toise avec mépris ou ignore avec grandeur, il
s'octroie un repos du guerrier plus que mérité. Cloîtrées
dans leur sérail, ses nymphes captives énamourées
et impatientes l'accueillent en tenues légères, lui offrant
pour son retour le spectacle de danses érotiques ou celui d'odalisques
lascives qui le déshabillent d'un regard concupiscent. Il sait
alors que, seul hôte à connaître les secrets de leur
gynécée, il va oublier dans leurs bras au fond des sofas,
sous leurs caresses langoureuses les nuits passées à même
la dure ou celles occupées à guetter l'ennemi qui s'est
trouvé un allié sous la forme d'un terrain hostile.
Mais que connaît ce garçon des dangers
que les femmes représentent pour un homme, si viril soit-il ? Pas
grand chose. Comment ce jouvenceau presque non averti, entourée
de tant de femmes, s'y prend-il pour ne pas tomber sous la coupe réglée
de cette gent réputée rusée, sournoise et perfide ?
Tout simplement en s'intéressant aux us et coutumes du pays. Un
arabe lui a enseigné sans le savoir comment devenir un mâle
vénéré et respecté de cette engeance. Il croise
un jour une femme chargée qui avance lentement sur le chemin suivie
trente mètres plus loin par son époux assis sur un bourricot.
Il s'enquiert auprès du mari de cette situation plutôt anormale.
L'Arabe lui explique : « Sidi, c'est tout simple, le chemin
est sans doute miné. Si la femme saute sur une de ces cochonneries,
je saurai qu'il me faut changer de route. ». Notre homme est
outré par ce comportement inhumain proche de la sauvagerie. Constatant
son étonnement, l'Arabe lui dit : « Tu sais, ici, la
femme doit être soumise à l'homme et toujours obéir
à ses ordres. Je lui ai dit de marcher devant, elle marche ! ».
Pour notre soldat, c'est la révélation. Cette
phrase se mue en une illumination. Désormais, il sait. Il appartient
vraiment au clan des rares initiés. À la suite de cette
rencontre, il vouera aux musulmans une reconnaissance éternelle.
Rébellion
et formations.
Malheureusement,
le bonhomme possède un défaut de première grandeur :
c'est un rebelle ! Il refuse d'obéir aux ordres qui lui sont
donnés, préfère passer pour un insoumis plutôt
que pour un être servile, n'accepte de leçons et de conseils
que de lui-même. La mise en pratique de ce défaut lui vaut,
comme pour tous les cancres, d'avoir à subir un châtiment.
En peu de temps, il est nommé plombier du matériel sanitaire
et plus précisément du matériel d'entretien des sanitaires,
une corvée ! Son apprentissage du nettoyage spécialisé
terminé, il est orienté vers une formation accélérée
sur les combustibles solides de chauffage et se mue en bougnat.
À la lecture des rapports le concernant, il saute
aux yeux de ses supérieurs qu'il sait parfaitement mener et manipuler
les hommes parce que légèrement subversif ; on l'envoie
effectuer un pensum digne de lui : le soldat désobéissant
se retrouve à la tête d'une prison dans laquelle il apprend
sur le tas un autre métier tout à fait dans ses cordes :
directeur de prison ou, pour les initiés et habitués des
dortoirs de l'État, maton-chef d'une taule.
Le gaillard a toutefois un atout dans sa manche : il
sait transformer une punition ou une défaite en victoire. En effet,
il montre aux locataires de l'immeuble d'État qu'on ne lui résiste
pas et se révèle être un cerbère assidu à
la tâche. Après avoir brillamment maté des fortes
têtes dans les cellules et remis de l'ordre entre les quatre murs,
son colonel lui transmet les plus vives félicitations de ses supérieurs
pour avoir mené à bien et à son terme cette périlleuse
mission.
L'insubordonné retrouve les avantages et privilèges
que les officiers lui octroient de nouveau sans sourciller : mess, sérail
et autres petites gâteries.
Ils voulaient le casser, le briser. Il a résisté
et gagné comme devant les fellaghas. Plus jamais ils ne l'enquiquineront.
Plaisirs
d'amours, peurs et perdition.
Les
jours défilent lentement et les officiers comprennent enfin - dans
l'armée, le personnel de carrière est plutôt long
à la détente côté compréhension - que
cet individu, derrière son attitude rebelle, cache un homme de
confiance. Son colonel le fait mander et le dépêche responsable
pour une mission de la plus haute importance. Des hommes partis en opérations
du côté de Mascara, à plus de 70 kilomètres
au sud-est d'Oran, ne sont toujours pas rentrés. Ils ne donnent
plus aucun signe de vie et le commandement se déclare inquiet.
Se sont-ils égarés dans le djebel ou, plus grave, ont-ils
été attaqués aux détours d'un de ces chemins
du nord Atlas par des commandos du F.L.N. ? Des commandos qui seraient
descendus des monts Saïda et Daïa. Ordre est intimé à
notre bonhomme de les retrouver par tous les moyens et de leur faire réintégrer
leur caserne. Il s'agit là de la version officielle que le colonel
notera plus tard dans son rapport à destination de l'Administration
militaire.
La vérité est bien moins glorieuse et
notre responsable des recherches le sait parfaitement. Les dits hommes
sont bien partis pour Mascara avec l'intention fort louable de faire prospérer
le commerce local et celle plus égoïste de soigner leur libido
mal en point. Parvenus dans la localité, ils se sont dirigés
vers un baraquement, lieu de perdition et de plaisirs bestiaux que l'armée
ne désapprouve pas.
À peine entrés, nos valeureux soldats
sont tombés dans les bras et entre les mains de femmes vénales
aux mœurs légères et dissolues. Néanmoins, ces
thérapeutes sont réputées expertes pour combattre
et venir à bout du mal qui les ronge. Elles ont tout mis en œuvre
pour les soigner. Après des heures d'exercices physiques et d'apprentissage
de positions originales et parfois inédites, les hommes se sont
écroulés, harassés de fatigue. Noyés dans
un océan de stupre et de luxure, ils gisent assommés de
plaisir mais guéris. La maladie étant sérieuse, les
dames ont du avoir recours à une thérapie longue et de pointe.
Si longue que les patients en ont oublié qu'une journée
n'a que 24 heures et que l'armée ne plaisante en aucune façon
avec les horaires.
Pendant que les soldats tentent de se remettre de leurs
soins intensifs et de recouvrer leur lucidité, notre homme fait
route vers Mascara. Les saligauds ont enfreint le règlement, il
exulte à l'idée de les reconduire manu militari dans les
plus brefs délais à « l'auberge ».
Voulant parvenir plus rapidement à destination, il opte pour un
raccourci. Au bout de quelques kilomètres, son véhicule
manifeste des signes de faiblesses et finit par rendre l'âme. La
panne ! Autour de lui, rien ! Uniquement du sable, des pierres, une herbe
rare et malingre et, de ci de là, quelques arbres noueux ou écuissés.
Il ne reconnaît pas ce coin de la hamada, aucune vigne à
l'horizon et personne aux alentours pour le guider un tant soit peu. Pas
âme qui vive à l'exception d'une chamelle qui s'avance nonchalamment
vers lui. Elle blatère une ou deux fois puis frotte son museau
à son dos.
Opportuniste, il voit en cet animal le moyen de rallier
un lieu habité où quelqu'un pourra enfin le renseigner.
D'une voix qui ne supporte aucune objection, il commande au camélidé
qui, docile, baraque à ses pieds. Notre homme grimpe sur la bosse
de la bête et s'installe tant bien que mal à la façon
des méharistes.
Un ordre, un seul et la chamelle se met en route. Très
tôt, le trajet se révèle insupportable. L'animal trottine
vers ce que lui dicte sa mémoire et de son pas cahoteux, bringuebale
le méhariste novice. Son postérieur encaisse et amortit
chaque soubresaut de son corps. Au bout d'une heure, une douleur erratique
envahit son dos, ses lombes et ses fesses. Ces parties de son individu
subissent un martyre. À plusieurs reprises, gagné tout entier
par la douleur, le cavalier a manqué de basculer par-dessus la
tête de la bête. In extremis, il s'est retenu à sa
monture.
À la douleur physique s'ajoute soudain la douleur
morale : au bord du chemin, il entr'aperçoit un panneau indicateur
sur lequel il arrive à lire « Sidi bel Abbés ».
Il laisse échapper un grognement. Il tournait le dos à Mascara
! Rétrospectivement, un frisson d'effroi lui parcourt tout le corps.
Sidi bel Abbés, l'antre de la légion. Que ne lui a-t-on
pas dit au sujet de ceux dont tout le monde parle avec crainte : les légionnaires
! D'Alger à Tamanrasset, de Rabat à Hammamet en passant
par Dakar et Libreville, tout le monde respecte, et surtout, craint ces
hommes devant lesquels toute personne normale et saine d'esprit tremble.
D'ailleurs, même dans son régiment, la consigne est très
stricte : nul ne doit jamais, en aucune façon, frayer avec eux
ni même de les côtoyer.
Ces hommes, aux dires de témoins, sont des machines
de guerre tout en muscles. Leur passé est très souvent douteux,
d'ailleurs, ils se cachent derrière un patronyme qui n'est pas
le leur. Quelques soldats de carrière qui les ont croisés,
pour leur malheur, certifient que ces brutes n'ont aucun humour. De plus,
et c'est très angoissant, ces gars-là ont des mœurs
très spéciales. Il paraît, mais ce n'est qu'une rumeur
qui court depuis des années, qu'ils sont homophiles et parfois
pour les plus anciens d'entre eux, zoophiles. Des fellahs du coin ont
retrouvé un grand nombre de leurs chèvres dans un piteux
état, tellement traumatisées qu'elles refusaient le bouc
même en période de chaleur.
S'il n'y avait pas eu cette panne, il aurait rejoint
la ville garnison de ces monstres et, qui sait, il aurait peut- être
eu à subir les premiers et ultimes outrages. Comme la pauvre gent
caprine, sans doute serait-il actuellement une de leurs victimes, marqué
à vie. La chamelle qui le transporte l'éloigne de cette
ville peu recommandable. Elle lui sauve la vie et l'honneur. Jamais, plus
jamais, il ne traiterait quelqu'un de chameau !
Les cahots le ramènent à la réalité
: le voyage devient plus qu'intolérable mais à aucun moment
notre homme ne s'apitoie sur son sort. De temps à autre, il émet
un juron tonitruant à l'attention de ces hommes en rut. Soudain,
un soupir de soulagement s'échappe de sa bouche : il aperçoit
tout autour de lui un océan de verdure, des hectares de vignes
et, au fond, les premières habitations de Mascara. La chamelle
logeait dans cette ville ! Il lui hurle un ordre, la monture se baisse
et, enfin, il pose pied à terre. Son corps n'est plus que meurtrissures
et douleurs lancinantes. Il s'éloigne mais la chamelle le suit
pas à pas. Son instinct lui dicte que cet homme est gentil, doux
et calme. Elle l'adopterait bien, un maître comme celui-là
ne se trouve pas tous les jours sous les sabots d'un âne ou d'un
chameau. Brusquement, sentant la chaleur de son souffle
sur sa nuque, il se retourne, vocifère et lui fait comprendre qu'elle
doit retourner chez elle. Elle est de trop et, pour parfaire le tout,
n'est pas du tout son type. Abattue, elle fait demi-tour tandis que lui
se véhicule vers le bâtiment ou se nichent les hommes cause
de tous ses malheurs. Sans prévenir, il pénètre dans
la pièce d'entrée et se retrouve cerné par une nuée
de femmes qui l'observe attentivement et le dévisage avec envie.
En bonnes professionnelles, ces dames devinent dans ce beau militaire
costaud une excellente affaire à tous niveaux.
Lui, s'en moque et cherche du regard ses hommes au-delà
des visages. Violemment, il houspille les furies, les écarte sans
ménagement et fonce vers la pièce qui fait office de chambre.
Il ouvre la porte et découvre le spectacle avec un haut le cœur
: sur, sous, et à côté d'un lit immense, les soldats
perdus sont vautrés, nus, l'œil vitreux, totalement éteints.
Sans perdre un instant, il court chercher un seau, le
remplit rapidement et le vide avec énergie sur les gars avachis.
D'une voix empreinte de colère, un ordre tombe, sec. Les hommes,
tant bien que mal, se lèvent, remettent leurs idées en place
et, à la vue de cet homme en uniforme, se mettent au garde à
vous, nus. Un autre cri fuse : rapidement les gars se rhabillent, mettent
de l'ordre dans leur tenue et se figent sans broncher.
Notre chercheur missionnaire les place sans ménagement
en rang d'oignons. Direction, la caserne, et à marche forcée.
Le premier qui faiblit, chute en chemin ou ralentit le rythme, se prend
le plus fantastique coup de pied au cul que jamais, de mémoire
de militaire, on n'ait senti. Plusieurs heures plus tard, les retardataires
lubriques se retrouvent aux arrêts. Lui, a rejoint la douceur et
la reposante lueur tamisée de sa garçonnière aménagée.
La mission est accomplie mais à quel prix ! Il a frôlé
les pires dangers, a presque risqué sa jeune vie et ce qui lui
reste d'innocence. Qu'importe, ses jolies naïades,
de leurs mains affectueuses et habituées, lui font oublier les
stigmates et les souvenirs douloureux de cette périlleuse épopée.
Au même instant, une fierté immense s'empare de son corps
endolori : À aucun moment, il n'a trompé la confiance de
ses supérieurs et de ses protégées.
Virées,
copains et usages locaux.
Sous
ces cieux d'un bleu d'apparente sérénité, la vie
de notre cher militaire ne se résume pas à une addition
de tracas, de missions délicates ou dangereuses et de corvées
contrariantes. Afin de combattre le côté rébarbatif
de la vie de garnison et l'invasion inopportune de la nostalgie, notre
soldat peut parfois s'octroyer, avec la bénédiction des
officiers, une petite permission. Afin de chasser quelques heures l'image
de sa caserne, il lui arrive de se rendre à Mers El Kebir. Un port
de guerre. Le décor de cet endroit le change de la grisaille oranaise.
Ah, ces fiers navires de guerre bardés de canons en érection
constante, quelle allure ils ont ! Ces bateaux qui osent affronter sans
rechigner les océans, même les plus en colère, blessant
de leur étrave les vagues et les lames les plus violentes comme
dans un duel sans cesse recommencé, quelle classe !
Quant aux marins, il a vite sympathisé avec eux.
Voilà des hommes dignes de porter ce nom d'appellation contrôlée
! Ces types savent rire, faire bombance en faisant honneur aux mets qui
leur sont servis. Ils connaissent tous les coins et les recoins où
pouvoir faire la fête.
Combien de fois a-t-il dégusté un bon
couscous arrosé de sidi brahim avec eux ?
Combien de fois a-t-il chanté à tue-tête
les plus beaux morceaux de corps de garde dans les rues étroites
et sombres du port ?
Combien de fois se sont-ils écroulés envahis
par un insondable chagrin, les yeux humides et tournés vers la
France, à la pensée d'un steak-frites et d'un verre de vin
rouge ? Ils ne les ont pas comptées, lui en a profité un
maximum et seul cela importait. De toute façon, Il n'en garde que
des souvenirs plus ou moins confus et parfois embrumés. Mais que
d'heureux moments !
Ces marins, il les préfère de très
loin aux légionnaires. Eux, ont des pratiques tout à fait
normales. Mieux, ils ont su, sans l'avoir jamais lu, appliquer une des
pages du Coran : une fille dans chaque port et parfois plus d'une.
Cela change des légionnaires qui s'offrent une chèvre ou
une chevrette dans chaque bled.
Un soir, de retour d'une ces virées mémorables,
il musarde d'un pas très hésitant dans les rues d'Oran,
tout à ses pensées. Soudain, strident, un cri déchire
l'air moite de la nuit. Ce hurlement presque inhumain provient d'un petit
bâtiment sur sa droite. Bien qu'ayant encore l'esprit embué
par les vapeurs restantes de ses libations, il s'arrête. Une personne
en danger, une vie à sauver peut-être ? À peine son
devoir lui a-t-il dicté sa conduite qu'il se rue vers le petit
immeuble et ouvre sans ménagement la porte. Le spectacle qui s'offre
à lui le laisse abasourdi : à terre, gît un homme,
un arabe. Autour de lui, des parachutistes et une multitude d'engins tous
plus hétéroclites les uns que les autres. Il en reconnaît
toutefois certains : ce sont des générateurs d'électricité.
Des fils se promènent ça et là, sans protection,
sur le sol. Qu'est ce donc que ce fourbi ?
Pas au courant de toutes les activités du coin, notre héros
a investi le siège social de la société productrice
d'électricité locale, une société placée
sous la bienveillante tutelle de parachutistes bénévoles.
Comprenant son émoi, les dits parachutistes lui expliquent la situation.
Il s'agit là d'un stupide incident : l'homme à terre est
un apprenti de la « maison » ; cet imbécile
n'a pas respecté les consignes de sécurité qui lui
avaient été transmises. Il travaillait nu-pieds et ce maladroit
se les est pris malencontreusement dans des fils que l'on n'avait pas
encore installés, des fils d'autant plus dangereux qu'ils étaient
dénudés. Il a pris une superbe décharge qui explique
les traces de brûlures aux pieds et aux mains. Mais, maintenant,
il ne risque plus rien car les premiers soins lui ont été
apportés et un médecin ne devrait pas tarder à arriver.
Soulagé, notre homme salue et quitte l'immeuble pour poursuivre
sa balade régénératrice dans la quiétude de
la nuit oranaise.
Il lui reste quand même une sensation étrange
dont il n'arrive pas à se débarrasser. Ces parachutistes
donnaient le spectacle d'hommes heureux de travailler, et de nuit en plus.
Jamais, il n'aurait d'accointances avec des types si bizarres. Cela se
révélerait beaucoup trop risqué pour son moral et
son équilibre psychologique.
Départ,
nul remords, regrets et mélancolie.
Les
semaines et les mois passent avec leurs lots de vicissitudes et d'ennuis
et, pendant que lui et bien d'autres gâchent à leur corps
défendant une bonne partie de leur jeunesse dans une région
devenue hostile, à Genève, un troupeau de plénipotentiaires
costumés et cravatés livre d'âpres combats. Agglutinés
autour d'une table et d'un tapis vert, ils se battent à coup de
mots et de verbiages sans risquer la moindre once de leur vie.
Par la force des mots, ils gagnent la guerre dans les
salons alors que sur le terrain ces mêmes vainqueurs ne sont que
des vaincus. Le poids des mots a finalement eu raison du choc des armes.
Notre soldat, comme tous ses copains, ressent une sensation de dégoût,
une certitude de s'être battus pour la gloriole d'une caste politique
qu'ils ont envie de vomir.
Peu avant que les autochtones ne déclarent leur indépendance,
notre homme, comme bon nombre de ses copains, quitte l'Algérie.
Pour lui, c'est une fête car il va retrouver l'Hexagone, tout ce
lui est cher et toutes celles qui, depuis des mois, guettent son retour,
brûlantes d'impatience.
Le bateau qui le ramène se met en marche. Sur
le quai, quelques badauds assistent au départ pour un ultime salut.
Parmi eux, une dizaine de jeunes femmes, les yeux rougis par les pleurs,
le visage inondé de larmes crient leur amour et leur désespoir
à cet homme. Elles ont retiré leur hidjab mouillé
par les gouttes de chagrin incessantes. Entre deux séries de youyous,
elles lui jurent fidélité et lui promettent une vie de chasteté
jusqu'à son hypothétique retour. Ce quai est devenu en peu
de temps le quai des lamentations.
Debout sur le pont, il perçoit dans le vent leurs
cris et leurs sanglots. Il les devine qui tendent les bras vers lui. Accrochésà
leurs jambes ou coincée dans leurs bras, une colonie d'enfants
lui font de grands signes. Une progéniture dont il ignore le nombre
exact, les noms et même, parfois, la provenance. Cette troupe accablée
et ces fatmas effondrées de détresse ne le touchent plus.
Le navire sort maintenant du port et il ne les entend plus. Pourtant,
alors que ce port s'éloigne, accoudé au bastingage de la
poupe du navire qui le ramène, son regard reste fixé sur
la ligne blanche de l'Oranais. Au tréfonds de lui-même, il
sent qu'une partie de sa vie est là bas : il laisse un petit bout
de son âme accroché aux rayons du soleil maghrébin
et un bout de son cœur planté dans ce sol qu'il a maintes
fois arpenté. C'est promis, un jour peut être, il viendra
en reprendre possession si l'Histoire lui en offre l'occasion.
Plus s'éloigne la côte et moins il a de
remords, uniquement quelques regrets : l'imprègnent désormais
les images de cette terre aimée du soleil, la pureté de
l'azur algérien, les odeurs et les couleurs maghrébines
qui s'allient aux parfums d'Orient de ses amies hypocoristiques, la beauté
mystérieuse des fatmas au visage hâlé et voilé,
les chaudes caresses de l'astre-roi, les troupeaux de chèvres pour
lesquelles, le temps passant, il s'était pris d'affection. Des
chèvres et chevreaux qu'il avait découverts, ludiques et
lubriques, sautant autour de lui comme pour l'inviter à partager
leurs jeux bucoliques. Pourquoi les avait-il si longtemps ignorés
? Elles au moins, contrairement à certains hommes ou femmes, savaient
rester simples et n'étaient pas envahies par une fatuité
malsaine quand elles avaient conquis un mâle. Finalement, les légionnaires
qui l'avaient tant effrayé ou dégoûté connaissaient
peut être la recette du bonheur. Qui sait ?
Il a passé plus de 1001 nuits sorties parfois
d'un conte de Shéhérazade. Des jours, des nuits et des instants
de bonheurs furtifs s'imprègnent doucement dans les méandres
de son cerveau et des souvenirs vont se mêler furtivement aux arcanes
de sa mémoire. Il n'est pas encore conscient de ce travail mais
une chose est certaine : cette mémoire se réveillera sans
prévenir toute sa vie restante et certains de ses actes seront
dictés subrepticement par des souvenirs, des sensations, des sentiments
et des impressions diffuses connus à cette époque de sa
jeunesse. Une jeunesse que des guignols gouvernementaux à l'abri
des lambris des ministères lui ont volée et gâchée
sans jamais s'en excuser ou l'en remercier.
Alors que la lumière décroît lentement et que débute
une traversée nocturne, dans le lointain s'estompent les côtes
d'une Algérie qui finit par se confondre avec la mer pour disparaître
enfin dans les flots avec le jour.
Fin
de la première époque
Seconde
époque
HEXAGONE
ET AMBITIONS DANS LES ETOILES.
Redécouvertes
et sensations
Pour
la première fois depuis des lustres, il dort d'un sommeil vrai,
réparateur. Il dort du sommeil des justes, de celui qu'aucun petit
bruit insolite ne réveille en sursaut.
Depuis quelques heures, il n'est plus aux aguets continuels. Le paquebot,
traverse la nuit qu'il trouble uniquement du ronflement de ses moteurs.
Sur le coup de cinq heures, à l'aube, notre presque démobilisé
s'éveille, serein, reposé. Sa nuit fut courte mais profonde.
Une bonne douche, un léger en-cas qu'il a sous
la main et le voilà habillé qui part sur le pont. La mer
! Voir, admirer la mer, même de nuit. Pendant les trois années
qu'il a passées à Oran ou, parfois, à Mers El Kebir,
il l'a vue cette mer mais, jamais, il ne l'a vraiment regardée.
Le cœur et l'esprit étaient occupés
ailleurs sans discontinuer. Ses yeux et son regard accomplissaient un
travail de surveillance, il n'avait pas à s'en servir comme les
outils d'un juge d'œuvres artistiques, si grandioses fussent-elles.
Seules ses compagnes des moments rares de félicité avaient
eu le privilège de les admirer comme outils d'un esthète.
Dorénavant, il se servirait de son regard pour, observer, admirer,
et goûter aux couleurs et aux formes les plus chaudes et les plus
gracieuses d'une vie terrestre qui s'offraient à lui.
Pour le moment, il campe béat et rêveur
devant cette immensité liquide et comme vivante. Une légère
houle danse à la surface en rythme avec le grondement lancinant
des moteurs. Seul sur le pont, il guette autour de lui : rien que de l'eau.
La quiétude de l'endroit le tranquillise. Pour une fois, la solitude
ne pèse rien, il la ressent comme un bienfait. Au large, les lumières
d'un navire avancent dans le ciel que commencent à blanchir les
rayons encore invisibles du soleil. L'horizon revêt avec langueur
son diaphane habit matutinal. Encore quelques minutes, et il pourra se
laisser aller devant la naissance d'un jour nouveau, le premier d'une
vie à reprendre en main et à guider vers des espérances
longtemps enfouies ou gommées par le doute et les moments de désespoir.
Une brise venue de terre le caresse. Elle emmène
avec elle les parfums de Provence qui effleurent son nez. Alors, il perçoit
une odeur alliacée, annonciatrice d'une terre proche.
Trois heures sur le pont du navire lui ont permis de s'imprégner
des premières lueurs de l'aurore et de la montée aux cieux
du soleil. Pendant de longues minutes, il a pu enfin voir des millions
de luminescences poudroyés au beau milieu d'une Méditerranée
de moire jusqu'à ce que le soleil enveloppe la surface d'une brillance
qui, petit à petit, les a engloutis un à un. À l'heure
qu'il est, il retrouve la couleur azur du ciel méridional, une
couleur reposante et sucrée. Attentif et impatient, il cherche
les premiers contours de la côte.
Tout à coup, son cœur bat la chamade, des
larmes glissent sur ses joues, ses membres tremblent ou flageolent. Là
! Droit devant ! Des côtes, un ruban interminable émerge
de la brume matinale : La France ! enfin ! Pas un mot ne se décide
à sortir, pas un cri de joie ne se libère. Sa gorge nouée
ne peut même pas refouler ce sanglot qui persiste à ne pas
s'échapper et fait barrage à sa voix. Autour de lui, des
centaines de garçons s'accrochent au bastingage et tentent de repérer
le port. Certains regardent une photo, d'autres relisent une lettre pour
mieux s'imprégner de mots qui leur seront dits sur le quai. Encore
un peu de patience et ils pourront libérer ces hurlements de bonheur
si longtemps contenus. Jamais, depuis leur départ d'Oran, le temps
n'a paru autant s'arrêter.
Le paquebot fend avec assurance les flots calmes d'une
Méditerranée qui n'a pas la même odeur que celle d'Algérie.
Lentement, il se rapproche du littoral, face à eux, les passagers
voient émerger de la brume les hauteurs érodées des
Maures qui caressent des nuages roses et épars. Ils ne savent plus
où donner des yeux. Sur leur gauche, ils distinguent la masse du
château d'If. Sur la côte, un promontoire surmonté
d'un sémaphore leur annonce que l'entrée dans la cité
phocéenne s'avère, de minute en minute, plus imminente.
Tous, et surtout chaque soldat, ont cessé brusquement
de regarder leurs images accroche-mémoire ou de relire pour la
énième fois des missives témoins de longues relations
épistolaires. Comme ballottée par le tangage, leur tête
dodeline pour finalement se figer et fixer un point précis.
Un silence pesant tombe sur le navire. Nul n'ose prononcer un mot, émettre
un seul son : fière d'un semblant d'invincibilité, la jetée
du port de Marseille défie devant eux, les vagues et la houle.
Au-dessus, dominatrice et protectrice, la bonne Mère de la Garde
trop dorée dans le soleil, accueille avec une sensation de douceur
ces rescapés d'une guerre si honteuse qu'elle n'a jamais dit son
nom. L'émotion est si forte qu'aucun d'entre eux ne peut la contenir.
Les larmes mouillent les regards et glissent sur les joues qu'empourpre
un mélange de sentiments diffus. À quelques mètres
du bateau, les quais du Vieux Port couverts par une marée humaine
en transe, sont devenus méconnaissables pour les marins et les
habitués. Le navire, au ralenti, laisse sur tribord le port légendaire
surmonté par la tour Maubert et se dirige vers le bassin de la
Joliette envahi par des milliers de gens tendus et oppressés par
l'émotion.
La sirène du paquebot retentit à plusieurs
reprises suivie par une intense clameur sortie de centaines de poitrines
enfin libérées après d'interminables minutes de captivité
volontaire. En douceur, les machines arrêtent leur vrombissement,
laissant le navire glisser en silence vers son lieu d'accostage. À
peine les amarres jetées et accrochées aux bittes, qu'une
demande, ressassée comme un leitmotiv, monte de la foule avec insistance
: la passerelle ! la passerelle ! En quelques secondes, celle-ci est abaissée.
Les premiers passagers la dévalent.
Perdu dans la cohue des jeunes soldats bouillants d'impatience,
notre homme observe la multitude grouillante. Bien que personne ne l'attende
ici, il pousse les passagers qui le précèdent pour poser
pied à terre. Un petit saut et le voilà avec son barda sur
le quai. Le sol de France, enfin ! Autour de lui ses copains étouffent
dans les bras trop serrés d'une mère, d'une sœur, d'une
promise ou d'une épouse depuis si longtemps désirée,
venues les accueillir. Passés les premiers instants de bonheur
et de scepticisme, il jette son sac sur ses épaules et, piqué
par une crise subite d'ochlophobie, d'un pas alerte quitte la foule au
sein de laquelle il commence à étouffer.
Quelques hectomètres encore et il quitte le port.
Lentement, il se dirige vers le quartier de la Tourette, remonte les venelles
du Panier et pénètre sur une place proche. La vision urbaine
qui s'offre à lui le statufie sur le trottoir qui grouille déjà
de gens pressés de s'user à la tâche : les rues et
la place sont envahies par un ruban sans cesse mouvant d'automobiles,
d'autobus et de vélomoteurs. De tous bords, il est harcelé
par l'odeur suffocante des gaz d'échappements et le vacarme incessant
qui semble surgir des entrailles de la ville. Non ! Il rêve, ce
n'est pas possible ! Ce spectacle se rapproche du cauchemar. Des
dizaines de types sont rivés à leur siège, derrière
un volant qu'ils tiennent, figés et crispés. Le visage écrasé
sur le pare-brise, les chauffeurs paraissent comme fascinés par
le bitume de la voie et le cul de la voiture qui les précède.
Revenu de sa stupeur, notre militaire se propulse à
grands pas dans un bistrot. Aussitôt entré, il s'assied et
jette un coup d'œil circulaire dans l'estaminet. Sur le comptoir,
un petit poste de radio laisse s'évader les voix de chanteurs qui
ânonnent des paroles plates sur des rythmes syncopés. C'est
une musique de cinglés ! Il tend l'oreille mais en vain :
Luis Mariano, Tino Rossi, Montand... On ne les entend plus ? Le patron
lui rappelle que les temps ont légèrement changé,
la jeunesse et sa musique avec, deux ans que cela dure. Dans sa tête,
un brouillard plane au-dessus d'une pensée qu'il espère
fausse : des sauvages, de vrais sauvages ! Ses compatriotes
sont devenus fous. Pourvu qu'avec le temps et les habitudes, il ne soit
pas contaminé à son tour !
Au-dessus, sur une étagère accrochée
à un mur sans personnalité, il aperçoit un poste
de télévision. Il n'en avait vu que chez son colonel. Comment
font-ils pour se payer tout cela ? L'homme, un instant dubitatif, réalise
que pendant ses trois années d'absence, ses compatriotes n'ont
pas perdu de temps ni le nord. Il se renseigne auprès du tenancier
du caboulot et apprend que le Français, moyen depuis peu, connaît
désormais les ingrédients du bonheur : l'appartement
acheté à crédit dans un immeuble à prix modéré,
l'automobile pour sortir le dimanche après-midi inhaler l'air de
la campagne et, pour parfaire le tout, la télévision, lucarne
froide ouverte sur le monde, rassembleuse des familles autour de la table
dans un silence quasi religieux.
Inimaginable ! Toutes ces émotions l'ont un tantinet
bouleversé. Il lui faut se remettre dans l'ambiance. D'une voix
hocqueteuse, il commande une boisson. Un ballon de Beaujolais et, puisque
l'établissement fait aussi gargote, il décide de prendre
son petit déjeuner. Le premier vrai depuis des mois. Le liquide
uval et pourpre avalé, il s'assied à une table et hume sans
retenue l'arôme de ce café au lait, produit typique de la
France, dans lequel il trempe avec jouissance un croissant frais, beurré
à souhait. Il le porte à sa bouche et le déguste.
C'est sûr, maintenant il est en France, chez lui. Un regard vers
la rue et son brouhaha urbain et il réalise enfin que bien des
changements se sont opérés. Après un peu de repos,
il lui faudra s'adapter pour avoir accès à sa part de gâteau.
Repos
avant la chasse au turbin
Sitôt
sorti du caboulot, il se souvient que trois jours de repos total ont été
offerts à tous ceux qui, comme lui, doivent aller récupérer
la quille et larguer ces défroques militaires si peu seyantes.
Trois jours ! Rapidement, il redescend vers le Vieux Port, traverse les
quartiers populaires de Marseille et se décide à se renseigner
sur les horaires d'autocars en partance pour l'arrière-pays. En
deux temps, trois mouvements, son barda est enfoui dans un casier de consigne
à la gare saint Charles. Il embarque avec lui de quoi se sustenter
et le voila embarqué dans un vieil autobus qui remonte les routes
escarpées au milieu de la garrigue provençale. Où
va-t-il ? Peu lui importe, il descendra dès que le décor
l'inspirera. Ses yeux deviennent fous, il ne sait plus quel ordre leur
donner. La pupille en effervescence, il tourne la tête de tous les
côtés : la montagne Sainte Victoire, modèle immortel
d'un peintre de génie et de renom, le Lubéron, et là-bas,
perdue au milieu du paysage, une petite cité timide, Gardanne.
C'est trop pour un début de matinée en période de
réacclimatation ! Son cerveau demande puis implore grâce.
Sage, il clôt les yeux et se laisse bercer par les mouvements indisciplinés
de l'antiquité qui sert d'autocar.
Après une heure de routes cahoteuses, il se décide
: là ! Sa terre promise pour quelques heures. Sitôt demandé
l'arrêt, le chauffeur se range et, en deux bonds, notre bonhomme
est arrivé sur le petit terre-plein qui longe la route. À
peine reparti l'autobus, il va, erre d'un pas tranquille et scrute chaque
coin du pays. Un vent tiède lui caresse le visage . Lui ne sait
plus où donner des sens. Ses narines perçoivent une odeur
balsamique qui flotte dans l'air. Toute la végétation exhale
les arômes du pays. Au loin, les contreforts des Alpes se détachent
sur un fond azur et se dissimulent dans le coton des rares nuages.
Sur sa droite, à perte de vue, des champs de
lavande. Une immense mer céruléenne qui ondule, otage de
la brise méridionale. Elle lui saute à la figure. De temps
à autre, une fragrance fleure jusqu'à lui et l'infiltre
pour la journée. Un sentiment de plénitude le capture par
surprise. La matinée ne fait que commencer et la nuit fut courte
alors, pourquoi pas ? À dix mètres de lui, un champ d'herbes
plutôt sèches, des oliviers rabougris, des buissons de thym,
de serpolet et une plante grasse. Arrivé jusqu'à eux il
s'allonge, s'étire et doucement s'endort pour sa première
sieste, une sieste en avance sur l'horaire traditionnel dans le pays mais
un somme qui s'annonce très réparateur.
Avec un sourire de bébé, il somnole. Un
message se grave alors en lui : pendant des mois, il a vécu au
présent, sans jamais faire de projets ni vaticiner quant à
ses lendemains que des poignées d'impondérables pouvaient
anéantir. À partir d'aujourd'hui, il jouera sa vie comme
bon lui semblera, en profitera à tous les temps et par tous les
temps. Personne ne lui dicterait sa conduite et le chemin à suivre.
Il avait une théorie lorsqu'il était étudiant : ni
dieu, ni maître ! Désormais, il la pratiquerait totalement
et déciderait seul de sa destinée.
Depuis un bon moment, un vacarme incessant l'extirpe
de son sommeil : foutu réveil-matin qu'il n'arrive pas à
atteindre. Ses mains cherchent puis tentent de caresser une ou des formes
à son côté. En vain, uniquement du vide. Pris de panique,
il se réveille en sursaut et s'aperçoit qu'il est allongé
sur le sol. Pas de réveil-matin mais le chant strident et incessant
des cigales qui craquettent. Avec lui, personne ! La femme qu'il cherchait
désespérément à câliner n'existait que
dans son rêve. Il n'est plus dans une chambre mais a recommencé
sa nuit sur la couche que la nature lui avait offerte.
Un moment ébranlé, il se remet de ses
émotions. Après tout, c'est aussi bien comme cela. Pas de
fatigues inutiles et d'exercices usant tant qu'il n'aurait pas récupéré
totalement. Pour l'instant, un bon comprimé d'aspirine ne lui ferait
pas de mal, bien au contraire ! Toutes ces exhalaisons qui embaument l'air
et ce soleil qui tape comme un forcené lui ont donné une
céphalée qu'il voudrait bien sentir s'estomper.
Combien de temps avait-il dormi ? Il regarda sa montre et
constata avec effroi que le voyage l'avait épuisé. Il avait
été séduit par Morphée pendant cinq heures.
Tout l'après-midi, il était resté inerte en pleine
garrigue avec un soleil assassin qui lui laissait un souvenir douloureux
sous le crâne. Il décida de retourner à Marseille
par ses propres moyens avec ce que la nature lui avait légué
de mieux pour voyager : ses jambes. Après tout, il lui restait
deux jours pour rejoindre la gare. Il plongea la main dans sa musette
de fortune et saisit de quoi prendre des forces. Tout en mettant ses mâchoires
à contribution, il descendit les flancs de la montagne d'un pas
assuré. Jusqu'au soir, il flâna vers la vallée, admiratif
devant les sites qui tombaient sous son regard. Quand la nuit tomba, il
s'allongea sous un arbre solitaire et plongea dans un sommeil qui se révélait
plus qu'utile.
Le lendemain matin, après avoir calé sa
poche gastrique, il redémarra et dévala les sentiers pentus.
Au bout de quelques heures, il eut la sensation très nette qu'une
chape lui écrasait la tête. Arrivé au zénith,
le soleil travaillait à plein rendement et, pour comble de malchance,
pas de vent, même pas le moindre zéphyr. La canicule devenait
insoutenable. Il regarda autour de lui : pas l'ombre d'un buisson, pas
un endroit ombragé où pouvoir oublier cette sueur malodorante
qui lui collait au corps. Découragé, il balaya des yeux
le ciel dans l'espoir d'y découvrir des nuages annonciateurs de
pluie. En vain. Abattu, il tomba à genoux sur le sol rocailleux,
leva les bras et se lança dans une prière incantatoire destinée
aux hamadryades. Il ne demandait pas grand-chose, juste une yeuse, un
olivier ou, au mieux, un ou deux halliers. La réponse devint, les
minutes passant, de plus en plus illusoire. À contre-cœur,
il dut admettre l'évidence : jamais il n'atteindrait Marseille
à ce rythme et sous cette canicule. Vaincu par les éléments,
il mit une couverture sur sa fierté et s'assit sur le rebord de
la route, tendant son pouce sans enthousiasme dans la direction de sa
destination.
Après deux heures d'attente sous un soleil trop
zélé, une camionnette d'où débordait un régiment
de melons s'arrêta. Le conducteur, une fois connue la destination
finale de notre marcheur fourbu et vexé, le fit grimper dans la
cabine et, dans un tourbillon de mots, le reconduisit à son point
de départ de la veille. À Marseille, notre homme descendit
à quelques mètres de la Cannebière. Saoulé
par le discoureur qui l'avait transbahuté, il avança sans
rien entendre du tumulte qui enveloppaient la célèbre avenue.
Son estomac le rappela à la réalité
: voilà deux jours qu'il n'avait pas ingurgité un repas
digne de ce nom. Sur le front de mer, il aperçut un restaurant.
En quelques enjambées, il traversa la voie sans prêter attention
aux multiples automobiles qui la sillonnaient. L'habitude de surveiller
l'arrivée de ces véhicules n'était pas prise. La
chance le coiffant depuis des années, il fut rapidement devant
le restaurant. Une fois refermée la porte, il sentit flotter jusqu'à
lui l'odeur du poisson et posa discrètement un regard circulaire
sur les tables. Les consommateurs donnaient la nette impression de se
régaler devant une soupe de poisson qui expliquait le fumet. Il
s'assit à une table située au soleil et appela le patron
: « Bonjour, je désirerais goûter à votre
soupe de poisson ».
Interloqué, le restaurateur écarquilla
les yeux devant cet original.
« Une soupe de poisson, quelle soupe ?
- La même que celle prise par les autres
clients. »
À ces mots, le tenancier se raidit, son visage
devint rubicond, les joues gonflèrent à s'éclater
et, les yeux exorbités, il se mit à vociférer :
« Quoi
? Une soupe de poisson ! Ici, monsieur, nous ne faisons pas dans la vulgaire
pitance ! Ce divin plat, monsieur, s'appelle une bouillabaisse. La seule,
l'unique, la vraie. Celle pour qui même Jésus se serait damné
! Ce plat, monsieur, c'est la Rolls-Royce de la gastronomie mondiale.
Même le président de l'Amérique nous en commande.
Vous êtes un ignare. Vous ne méritez même pas d'en
connaître le fumet et le goût, monsieur ! Pourtant, je vous
pardonne parce que vous avez une bonne tête et que vous êtes
un étranger, je vous offre une assiette de mon chef-d'oeuvre. »
Notre jeune homme, confus, remercia d'une voix inaudible.
La salle, soudain, était redevenue étrangement calme. Le
patron lui posa sa bouillabaisse quelques minutes plus tard et lui demanda
:
« Et
avec ça, que boirez vous, monsieur l'étranger ? »
Après un temps d'hésitation, la réponse
tomba :
« Un
muscadet, s'il vous plaît. »
Le visage du patron s'empourpra de nouveau. Il se pencha,
posa ses immenses mains sur la table, renversa l'assiettée et d'une
voix de stentor hurla :
« Comment ? Mais vous devenez complètement fada
! Qu'est ce que vous me demandez là ? D'avoir un mort sur la conscience
! Cette piquette, monsieur, ce sont les Parisiens qui s'empoisonnent avec
mais pas nous ! À Marseille, nous sommes des gens sains. Peuchère
! Vous êtes jeune, faites comme nous et ne vous tuez pas. Il n'y
a qu'une boisson convenable : le pastis ! Avec un tout petit peu d'eau
sinon vous êtes un meurtrier. Monsieur, apprenez que le nectar des
dieux de l'Olympe, la panacée à toutes les grandes maladies,
celle qui a vaincu les plus terribles épidémies dans le
monde, c'est le pastis ! Notre pastis ! Compris ? »
Notre soldat, la gorge nouée, fit signe que oui.
Le vendeur de limonade lui offrit un verre. Il le but, eut un léger
haut le cœur et s'esclaffa :
« Délicieux, divin ».
Le tenancier sourit et se détendit. L'orage était
passé. Intérieurement, notre homme eut une pensée
brève et lucide : ces marseillais étaient restés
trop longtemps exposés aux ardeurs du soleil qui les avait rendus
fous à lier. Si le pays respirait la beauté, ses habitants
n'étaient que des aliénés bons pour l'internement
dans les plus brefs délais. En peu de temps, il acheva de vider
son assiette, se leva de sa chaise et demanda l'addition. À la
vue des chiffres, une bouffée de chaleur lui traversa le corps.
La note était salée mais il se raisonna, se disant que la
cuisine du pays était épicée et qu'il y avait sans
doute une relation de cause à effet. Il lui fallut prendre l'air
afin de se remettre de ses émotions multiples.
L'après-midi avait quelques longueurs d'avance
et il se résolut à faire un semblant de tourisme en dilettante
dans les quartiers pittoresques de la ville. Au bout de cinq minutes de
flânerie, il aperçut des hommes sur une place, regroupés
à l'ombre lénifiante de cytises et de marronniers. Ils s'agitaient,
parlaient haut et fort et donnaient le spectacle d'une querelle. Il s'en
approcha et vit un terrain de terre battue sur lequel attendaient des
objets de métal sphériques. Prompt à se lier, il
interrogea les protagonistes :
« Vous jouez aux boules à cette heure ? »
Brusquement, un silence glacial et réprobateur
balaya le terrain. Une réponse sèche tomba :
« Des boules ! Mais vous nous insultez monsieur ! Les
boules, ce n'est pas un sport, c'est un petit jeu pour les comiques parisiens.
Nous, monsieur, on pratique la pétanque, la seule, l'universelle.
Voilà un sport d'hommes. »
Notre homme éclata d'un rire bruyant :
« Un sport, vous n'êtes pas sérieux, j'espère
! Le rugby, la natation peuvent s'enorgueillir de ce titre mais votre
pétanque n'est qu'un passe-temps, un loisir. »
Les hommes courroucés et menaçants s'approchèrent
de lui : « Mais qu'est ce qu'il nous raconte le
parigot, il n'y connaît rien et il a l'outrecuidance de
nous faire un cours sur la pétanque, à nous, des vrais marseillais
depuis des centaines de générations. Té ! À
la pétanque, tu te concentres un maximum, encore plus fort que
les savants des fusées américaines, si fort que la tête,
à la fin de la journée, elle explose. Il faut tout connaître
à la pétanque ! On apprend au pitchoune à la reconnaître
dès le berceau. Le petit, il vient au monde avé les boules
de pétanque dans les mains. Après, il apprend à viser,
à tirer, pointer, plomber et faire des carreaux extraordinaires.
S'il n'y parvient pas, ce n'est pas un vrai marseillais et son père,
il a la preuve qu'il est cocu avé un parisien. Tu comprends, monsieur
le Parisien, la pétanque, c'est le seul vrai sport d'intellectuel
et nous, sur la Cannebière, on reste les champions du monde ! Oh,
Bonne Mère ! Regarde-toi ! Tu as une belle gueule de Casanova mais
dedans, le Bon Dieu, il a oublié de mettre la marchandise. Alors,
tu ne peux pas comprendre. La pétanque, avé ta tête
vide de séducteur, tu ne saurais même pas comment on tient
la boule et encore moins comment l'envoyer. Allez ! Fais-nous un peu de
l'espace qu'on puisse se concentrer. Vaï ! Vaï ! »
Abasourdi, noyé sous le torrent de paroles de
la diatribe du méridional, notre homme sentit monter progressivement
un besoin impérieux de s'écarter de cette bande d'excités
pour respirer une immense bouffée d'air salvatrice et remettre
de l'ordre dans ses idées embrouillées. Après la
bouillabaisse et le pastis, la pétanque ! Fous à lier, ces
énergumènes devaient avoir le cerveau cuit par le soleil
trop généreux du pays. Il s'avérait urgent de s'en
éloigner et de les fuir. Qui sait ? Peut être risquait-il
la contagion à court terme.
En deux temps, trois mouvements, il prit sa décision : demain matin,
il prendrait le premier train pour Paris et jouirait de ses dernières
heures de permission en compagnie de quidams normaux.
Capitale,
échanges verbaux et course animée.
Rester
avec ces handicapés du cervelet ? Jamais ! Cela s'apparenterait
à un suicide mental à petit feu. L'air gris et enfumé
de la capitale l'attirait irrésistiblement. Cette mégalopole
qu'il ne connaissait plus qu'en paroles ou par images interposées
faisait partie intégrante de son être. Les Parisiens qui
couraient s'enterrer dans les bouches de métro, les autobus vert
bouteille de la R.A.T.P., les monuments qu'habillaient les fumées
de tout acabit et que décoraient gratuitement les pigeons avaient
une odeur particulière qu'il n'avait pas retrouvée depuis
des mois. Ces choses et impressions manquaient à sa vie. Entendre
râler et rouspéter un poivrot dans un bistrot, se fondre
dans la foule grouillante sur les grands boulevards, se mélanger
chaque matin, à l'aurore, aux travailleurs pressés qui se
ruaient vers le lieu de leur labeur d'un pas rapide et saccadé
lui devenait, d'heure en heure, de plus en plus vital.
Il sentait venir sournoisement l'état de manque
proche qui, traîtreusement, lui délivrerait sur un plateau
d'argent une dépression nerveuse. La dépression, celle qui
depuis peu de mois, faisait trembler les Américains de tout poil
et enrichissait à tout-va les psychiatres des villes tentaculaires
de ce pays démesuré. De cela, il était sûr
! Un de ses copains de chambrée avait la chance d'avoir un oncle
à New-York et lui avait narré dans le détail la vie
quotidienne dans cet état mythique. Ce type de catastrophe mentale
ne viendrait pas à lui et, pour y remédier, une seule solution :
être englouti par Paris, entrer en osmose complète avec elle
et attaquer à pleines dents un métier prestigieux et surtout,
rémunérateur, qui deviendrait, les années passant,
son ascenseur pour les hauteurs sociales.
La journée touchait à sa fin. Il dîna
tranquillement dans un restaurant tout en lisant les dernières
nouvelles de la semaine dans un hebdomadaire qu'il avait eu l'occasion
de récupérer dans une corbeille de jardin public. Sa promenade
en ville et sur le port s'était révélée somme
toute utile. Une fois gavé et repu, il se dirigea d'un pas de sénateur
en retraite vers son hôtel, un retour rythmé, de temps à
autre par des borborygmes bruyants qui troublèrent le silence et
la quiétude vespérale tombés sur la ville.
Rasséréné par son musardage, il
pénétra dans l'établissement, grimpa dans sa chambre
et, sans demander son reste à quiconque, se lova au fond du lit
pour s'endormir et se laisser emporter par ses rêves de retour au
sein des siens sans être réveillé par sa respiration
stertoreuse.
La sonnerie stridulente de son réveil-matin le fit
bondir et tomber sur le parquet. Saleté d'engin ! À chaque
fois, il devenait victime du manque de discrétion de cet appareil
à couper les rêves. Jamais il ne s'y habituerait. Mais pourquoi
donc n'avait-il pas réfléchi et acheté une clepsydre
à la place de cette horloge miniature au timbre si désagréable
? Peu importait, il y avait maintenant plus urgent et il commença
à s'activer. Il se releva, courut vers le lavabo ébréché
et fit une toilette de chat.
Peigné, brillantiné, rasé de près,
il s'empara de ses vêtements et les enfila rapidement. Un coup d'œil
furtif dans la glace fêlée de l'armoire afin de réajuster
sa tenue et la porte grinçante de la chambre était franchie.
Notre gaillard dévala l'escalier quatre à quatre et s'arrêta
devant le bureau de la patronne. Une rapide analyse de la note, quelques
billets de banques froissés sur le comptoir, un au-revoir plus
forcé que poli et la porte d'entrée de son refuge d'une
nuit se referma derrière lui.
Il galopa vers la gare Saint Charles, bouscula quelques
passants éberlués sur son passage, traversa les rues à
plusieurs reprises, manqua de peu un aller simple pour le paradis pour,
enfin, se retrouver devant l'entrée de la station. Une fois récupéré
son barda à la consigne, il se dépêcha d'acheter son
billet pour la Gare de Lyon, leva les yeux et chercha le panneau des horaires.
Horreur ! Son train ne quittait Marseille qu'une heure plus tard ! Il
avisa et repéra un kiosque à journaux. Cinq minutes après,
il repartait avec une dizaine de magazines sous le bras dont trois réservés
aux personnes averties. Après tout, l'occasion de fréquenter
de jolies européennes et surtout de les « admirer »
ne s'était pas souvent présentée à lui !
Il prit alors possession d'une table dans un café
près de la salle des pas perdus, commanda un petit déjeuner
et feuilleta, histoire de se mettre en appétit ou de plonger dans
l'ambiance, ses exemplaires de littérature spécialisée.
Il était encore tôt, peu de voyageurs erraient dans le grand
hall. Il n'y avait pas de problème : personne ne lui ferait de
remarques désobligeantes ou ne lui tiendrait rigueur de se cultiver
différemment des citoyens dits bien-pensants. Après tout,
il possédait un crédit de jeunesse à consumer et
restait conscient d'avoir encore tout à apprendre dans certaines
matières pratiques malgré la vie de patachon qu'il avait
menée et ses multiples expériences exotiques.
Cinquante pages de magazines plus loin, cinq expressos
et quatre bières plus tard, une voix dissonante annonça
par haut-parleur le départ prochain du train pour Paris. Notre
homme se leva, régla ses consommations, emporta le peu de bagages
qu'il avait avec lui et se dirigea rapidement vers le quai qui le concernait.
En découvrant le convoi qui l'emportait, sa surprise fut grande
: le Train Bleu ! Il retournait à Paris par le Train Bleu ! Combien
de fois avait-il entendu parler de ce train de légende qui reliait
la capitale à la Côte d'azur ? Même une station de
radio périphérique l'avait pris comme décor pour
un feuilleton policier dont le héros exerçait la profession
appréciée de reporter. Il admira les wagons puis se décida
à grimper pour prendre place dans un compartiment. Il en dénicha
rapidement un vide et s'installa.
Seul à bord, il prit ses aises et se remit à
sa passionnante lecture interrompue. Dix minutes plus tard, le convoi
s'ébranla. Il était enfin en route pour Paris et des retrouvailles
avec sa famille, ses amis et ses nombreuses amours abandonnées
à regrets. Au bout de quelque temps, le bruit saccadé des
roues sur les rails se transforma en une berceuse. Bien que sa nuit ait
été de bonne constitution, notre militaire ferma peu à
peu les paupières et plongea dans une somnolence qui le laissa
face à des souvenirs parisiens et à l'ébauche de
plans qu'il concrétiserait dès son arrivée.
Peu avant Lyon, la voix sourde du contrôleur le sortit de son demi-sommeil.
Il présenta son billet et regarda par la vitre : au loin se
détachaient les sommets des Alpes et le début de la Tarentaise.
Il avait complètement raté le spectacle de cette Provence
qu'il avait pu, durant ces deux jours, commencer à découvrir.
Dès que son train eut quitté Lyon-Perrache, il sortit de
son compartiment et se rendit dans le wagon-restaurant. Il avait depuis
une petite heure un creux qui lui rappelait que, de temps à autre,
un homme de constitution normale se doit de nourrir son organisme. Dans
la voiture adéquate, il passa entre les tables et dirigea ses pas
vers le bar. Là, un sandwich, un vrai, lui fut servi avec, pour
faire passer la lourdeur du pain, un petit bordeaux.
Tout en avalant son repas frugal mais nutritif, il discuta
du pays avec d'autres voyageurs. Comment se portait le régime qui
l'avait fichu dans ce merdier ? Que gagnait désormais un travailleur
? Quels secteurs embauchaient le plus et, surtout, lesquels payaient le
mieux ?
Il narra dans le détail ce qu'il avait pu constater
à Marseille et s'enquit de la façon dont vivaient les Français.
Après avoir bien questionné et, surtout, écouté
ses interlocuteurs, il eut la conviction de ne pas avoir rêvé
dans la cité phocéenne. Aussitôt arrivé et
rendu ses frusques à la valeureuse armée française,
il dénicherait un employeur de valeur afin de pouvoir se lancer
à outrance dans la société de consommation et profiter
au mieux de tous les avantages qu'elle dispensait aux acheteurs de tout
poil. Son café et pousse-café avalés, il retourna
dans son compartiment pour y terminer les lectures pédagogiques
et distrayantes entamées depuis le départ mais interrompues
par un sommeil qui l'avait saisi subrepticement.
Un vacarme le tira de son initiation : le son discordant
d'une voix de crécelle annonça dans les haut-parleurs l'arrivée
du convoi au terminus. Il se leva, se pencha à la fenêtre
et fit un tour d'horizon rapide de l'endroit. Paris ! Il était
enfin à Paris ! D'un geste brusque, il jeta sur son épaule
son paquetage et courut vers la sortie. Il sauta sur le quai et avança
rapidement vers le hall principal.
Pourtant, à un moment, il eut un doute et s'arrêta
net dans son élan : était-ce la réalité ?
était-il vraiment arrivé à destination ? Nimbé
par la fumée qui envahissait la gare, il risqua un coup d'œil
lent et circulaire. Non, il faisait vraiment face à la réalité.
Ces énormes motrices électriques toutes rutilantes, ces
grosses locomotives sombres qui laissaient échapper une respiration
de monstre asthmatique, ces immenses jets de vapeur qui se libéraient
après des centaines de kilomètres de captivité, ces
panaches épais qui s'élevaient pour finir en un volumineux
nuage grisâtre sous l'imposante toiture vitrée de la station,
c'était bien Paris !
Voila un spectacle qui le changeait bigrement des vieilles
locomotives trentenaires et poussives aperçues en Algérie.
Ces machines fatiguées qui tractaient tant bien que mal des tortillards
ridicules qui faisaient halte à tous les tas de fumier érigés
le long des voies abîmées, surveillées en permanence
par des soldats en armes qui remplaçaient les vaches, sans trouver
pour autant de plaisir dans le spectacle de ces lents petits convois débonnaires.
Ayant compris qu'il ne rêvait pas, notre homme
partit s'asseoir au buffet et commanda un café. L'après-midi
touchait à sa fin, il se décida à quitter définitivement
cette gare grouillante et polluée pour se retrouver dans les rues
légèrement enfumées de la capitale. Sur l'esplanade,
il put constater l'intensité du trafic qui déclenchait un
tohu-bohu inimaginable à son esprit.
Sans perdre un instant, il héla un taxi, grimpa
dedans avec son maigre barda et ordonna au chauffeur :
« Place Blanche, s'il vous plaît. »
Le conducteur, un homme d'une vingtaine d'années,
lui rétorqua :
« D'accord militaire ! Vous allez vous offrir un peu
de bon temps ? C'est un coin drôlement fréquenté et
sacrément animé avec de très jolis costumes, du style
jupes courtes, jarretelles et bustiers légers. À l'occasion,
on assiste à des courses de képis et de chaussures bicolores
avec complet-veston rayé. Entre nous, ce n'est pas un peu cher
pour la bourse d'un soldat ce charmant petit endroit ?
- Pas du tout ! Et d'abord, je suis sergent ; deuxièmement,
j'habite dans ce quartier, ne vous en déplaise ! Contrairement
à ce que vous voudriez faire croire, ce charmant petit coin de
Paris comme vous le dites si élégamment, est peuplé
de gens tout à fait convenables. Ne vous fiez pas aux apparences.
Je vous accorde que le voisinage n'est pas des mieux fréquentés
mais on a l'occasion d'y faire parfois des rencontres intéressantes
et même, dirai-je, enrichissantes.
- Je n'en doute nullement et vous fais confiance
quant au choix de vos amies ! »
Le chauffeur avait lancé la réplique sur
un ton goguenard. Un sourire explicite lui barrait le visage.
« Vous faites votre service ? Vous êtes
basé à quel endroit ? »
Sa curiosité grandissait aussi vite qu'il dévorait
les kilomètres. Son passager répondit sèchement :
« En Algérie !
- Eh bien, dites-moi, vous avez dû en voir de
belles ! Ce n'était vraiment pas une promenade de santé.
Comme camp de vacances, ils auraient pu trouver mieux !
- En effet !
- Vous savez, faut pas croire, mais nous aussi,
on a connu la peur et les coups. Ici, ce n'était pas tous les jours
fête.
- Vous avez accompli votre service militaire ?
- Non, l'armée m'a réformé
pour raison de santé. »
Notre soldat rentra dans une rage folle. Il explosa
et laissa se déverser sa bile :
« Quoi ? Vous n'avez jamais connu l'ombre d'une arme,
vous êtes resté planqué en France et vous avez l'outrecuidance
de me faire croire que les Parisiens ont vécu dans la peur jour
après jour. Vous vous moquez de moi ou vous me prenez pour le dernier
des imbéciles ? »
D'une voix tremblante, le conducteur répliqua
:
« Nous avons eu un bon nombre de manifestations
et les échanges avec les policiers ont été d'une
extrême violence. »
Après un silence très bref, notre homme
répondit d'une voix monocorde, sur un ton glacial mais teinté
de sentiments ambigus :
« Ah oui, je saisis, vous avez combattu l'ennemi héréditaire
et redoutable du français : Les C.R.S. ! Vous comprenez, en temps
que récent ancien d'Algérie, je ne peux pas rester insensible
après un tel témoignage. Je compatis à tous vos malheurs
et aux souffrances que vous avez endurées. Quelle affreuse expérience
que ces coups de matraques en caoutchouc dur sur vos épaules et
votre dos déjà fatigués par une longue marche à
travers la ville ! Quels sévices vous avez supporté !
Je suis convaincu que vous gardez comme des reliques
les cicatrices de ces aventures. Si j'étais à votre place
et celle de vos infortunés camarades engagés dans ce corps-à-corps,
j'écrirais au Président de la République afin de
lui exposer mes doléances, pour protester et témoigner des
voies de faits et de la coercition qui vous ont été infligés
par les forces de l'ordre ! Je n'en reviens pas. Vous avez vécu
sous une dictature ! Heureusement que je me trouvais en Algérie
pour me faire trouer la peau, risquer de me faire égorger à
un coin de rue ou me faire taillader en pièces ! Merde, alors !
Je l'ai échappé belle. Plus question de m'apitoyer sur mon
sort parce que, je réalise finalement que j'étais un privilégié. »
À l'entente de cette réponse, le chauffeur
du taxi se sentit plus rassuré face à ce client qu'il avait
cru un instant un peu dérangé. Il fit écho aux propos
lénifiants de son passager :
« Vous avez tout à fait raison, monsieur
! Pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt ? Après
tout, nous sommes les citoyens d'une république. Le petit peuple
a aussi des droits, même celui d'exprimer librement ses opinions
! Je proposerai cette suggestion à ceux qui se trouvaient avec
moi et dont je me souviens. »
À peine avait-il terminé sa phrase que
l'autre se mit à l'injurier :
« Pauvres types, tas de dégonflés, troupeau
pusillanime, masse grégaire et servile. Je vous imagine aisément
tous, banderoles en mains, arpentant les avenues de Paris en hurlant des
slogans, pratiquant tous le psittacisme. Ce dut être l'horreur quand
l'ennemi s'est découvert, massé devant vous afin de faire
barrage à votre marche et à votre bêtise ! Je
savais que le Français gravissait parfois les sommets de la connerie
mais qu'il avait atteint de telles hauteurs, jamais cela ne me serait
venu à l'esprit ! À vrai dire, je l'en croyais incapable
l Les bras m'en tombent, ça dépasse tout entendement ! »
L'orage s'éloigna ensuite de l'automobile. Le
chauffeur freina brusquement et arrêta son véhicule devant
le parvis de la gare Saint Lazare. Il se retourna, fixa le soldat, et,
sur un ton péremptoire, lui dit :
« Descendez vite de mon taxi ! Immédiatement
!
- Non !
- Comment ça, non ? Il s'agit de mon outil
de travail et j'accepte qui je veux ! »
Calmement, son client lui répondit :
« Je reste pour deux raisons. Primo, vous n'avez pas
le droit de refuser une course tant qu'elle est demandée dans vos
heures effectives de service et deuzio, vous m'avez accepté
comme client, je vous ai demandé de me conduire à une adresse,
vous êtes désormais dans l'obligation de m'y mener. Au cas
où vous refuseriez, je considérerais qu'il y a rupture d'un
contrat et refus de vente. Tout cela vous vaudrait la chance de découvrir
le décor d'un tribunal et d'admirer les jolies parures écarlates
des juges. Je suppose que nous nous sommes bien compris ? »
Le chauffeur, la tête posée sur le volant,
ne cessait de psalmodier :
« Ce n'est pas possible, Non ! Ce n'est pas possible
! Il n'y en avait sûrement qu'un à la gare de Lyon et c'est
moi qui en ai hérité ! »
Totalement pantois, il démarra et se remit à
rouler. D'une voix d'homme désappointé, il chuchota :
« Eh bien, vous alors ! »
Son client l'arrêta dans ses lamentations et lui annonça
: « Monsieur, si vous aviez les neurones correctement
connectés...
- Pardon ?
- Ne jamais aborder avec des inconnus : la religion
et la politique. Si vous tenez à garder votre petite gueule d'ange
et à préserver le plus longtemps votre santé, évitez
dorénavant d'émettre vos opinions devant n'importe qui.
Ce genre de situation peut s'avérer beaucoup plus périlleuse
qu'une manifestation et les conséquences plus douloureuses qu'une
simple matraque de policier dans le feu de l'action. Compris ?
- Compris, monsieur.
- Encore un conseil : ne tentez plus le diable,
les Français ne sont pas mûrs politiquement. Ils votent comme
ils jouent sur les zincs des bistrots. Les femmes élisent celui
qui a l'œillade la plus séductrice ou tel autre parce qu'il
représente le Prince Charmant qu'elles ont rêvé mais
n'ont jamais trouvé. Quant aux hommes, ils ne valent guère
mieux : obtient leurs suffrages, le type viril, autoritaire mais
sans l'air d'un jeune premier qui pourrait troubler les rêves de
leurs épouses bien-aimées. Tout le contraire du type qui
rentre chez lui le soir pour être brimé par sa chère
et tendre qui, elle, porte le pantalon au domicile conjugal.
- Euh... Oui monsieur ! »
Le chauffeur comprit qu'il lui valait mieux continuer à
conduire en silence. Ce militaire gardait les séquelles de violents
coups de soleil attrapés en Algérie. Il s'attendait à
des réactions violentes et pensa que seul le silence restait sa
meilleure arme contre ce type d'énergumène.
Le taxi traversa Paris rapidement ; les Parisiens n'étaient
pas encore sortis de leur antre. Une longue demi-heure plus tard, il fut
en vue de la place Pigalle. À ce moment, sortant d'une torpeur
éphémère, le passager annonça : «
C'est bon. Arrêtez-moi là. »
Surpris, le chauffeur rétorqua :
« Mais monsieur, vous m'aviez demandé de vous
conduire place Blanche ! Nous n'y sommes pas encore. »
Il n'eut pas le temps de continuer son explication et
fut coupé net dans ses remarques :
« Oui, je sais ! Mais j'ai une folle envie de fouler
les trottoirs parisiens, de me mêler à la foule qui commence
à se remuer, sentir l'air de la capitale ! Trois ans que j'attends
ces moments ! Vous n'allez tout de même pas m'enlever ces plaisirs
si futiles soient-ils ? Trois ans vous entendez ! Vous ne pouvez pas comprendre
! »
Le chauffeur arrêta son véhicule, encaissa
son dû et ouvrit la portière à ce singulier passager.
Celui-ci descendu, il s'empressa de mettre des lieues entre lui et son
client.
Cure
de mémoire sensorielle et amour retrouvé du pays.
Sitôt le pied à terre, notre jeune déclassé
commença à arpenter le trottoir. La place Pigalle ! Des
mois qu'il ne l'avait pas vue ! Il l'avait presque oubliée. Bien
sûr, le matin, elle n'avait plus ce côté attirant et
hypnotique qu'elle offrait la nuit aux badauds et aux curieux. Pigalle
dormait, les néons s'étaient éteints ; une vie diurne
et calme remplaçait les folles nuits que connaissait ce lieu.
D'un pas lent, il avança en direction de la demeure
parentale. Dans une demi-heure, il aurait enfin retrouvé les siens.
Tout en marchant, il se prit à remarquer des bruits auxquels il
n'avait jamais prêté attention auparavant : le vrombissement
incessant des bus qui démarraient d'un arrêt, le grondement
sourd et souterrain du métro qui roulait sous lui. Il se mit à
réaliser combien ces sons répétitifs lui étaient
soudain devenus chers. Quel contraste avec le silence interminable et
angoissant des nuits de patrouille dans les bleds algériens ! Un
silence pesant dans lequel flottaient la méfiance et la peur ;
un silence presque meurtrier qui torturait les esprits inquiets des jeunes
appelés. Quel contraste saisissant ! Jamais il n'aurait cru qu'on
put tant apprécier le bruit d'une ville si lancinant fut-il !
Tout en progressant au milieu de la foule qui se ruait
vers son labeur quotidien, il laissa son esprit vagabonder. Des souvenirs
ressurgirent en lui sous forme de couleurs, de sons et d'odeurs qui le
croisaient, aussi disparates les un que les autres : il sentait, entendait,
voyait son pays quitté de longs mois auparavant.
Il revit la couleur dorée d'un petit blanc sec
dans un verre sur un comptoir de bar, sentit passer l'arôme doux
amer d'un petit prince noir fumant versé dans une tasse, huma le
fumet d'une baguette chaude et ouït le son de son craquement dans
les mains des passants. Tant de bruits auxquels il n'avait que peu prêté
attention avant.
Dans ses pensées, il entendit le brouhaha des
abonnés aux zincs campés devant un ballon de rouge ou une
chope de bière ; tous ces hommes venus d'horizons divers en
tenue de travail et en blouson qui rebâtissaient le monde à
grand bruit, critiquaient et refaisaient la politique des dirigeants du
moment à grands coups de « y'a qu'à »,
« y faut que », « on devrait »
et toute une litanie d'arguments solides et bien sûr irréfutables.
Il se remémora les cris stridents des bignoles
prisonnières d'un escalier poussiéreux ; à peine
levées, elles s'adonnaient à une de leurs occupations quotidiennes
: injurier un locataire étourdi qui avait eut l'outrecuidance de
ne pas honorer le paillasson avant de pénétrer dans le hall
rutilant du matin. Tous ces souvenirs qui s'entrelaçaient dans
son esprit, c'était un peu de son pays qui lui revenait en mémoire,
un peu de son pays qu'il se prenait soudain à aimer plus qu'il
ne l'avait fait. Ces bruits, ces odeurs et ces images venaient s'étaler
dans sa mémoire comme un énorme pansement sur des souvenirs
douloureux, plaies encore trop vives et purulentes.
D'un pas nonchalant, il se faufila entre les badauds
et les vit sans les regarder. Tous ces gens qu'il croisait sur le trottoir,
c'étaient ses congénères, ses compatriotes qu'il
n'avait pas tellement remarqués durant son adolescence. Ce peuple,
il en faisait partie ! Ce peuple avec ses qualités et ses défauts,
ses bassesses et ses vertus, ses tares et ses dons, c'était le
peuple de France si méprisé par les grands mais toujours
debout face à eux et prêt à répondre présent
au moindre son du tocsin.
Une population que les « grands »
de ce pays considéraient avec mépris comme de la piétaille,
de la valetaille ou la populace. Aux yeux de ses notables trop bien installés,
ce petit peuple était dans l'incapacité de penser sainement.
Dans la bouche de ces dirigeants, appartenir au peuple était synonyme
de trivialité ou de vulgarité. Pourtant, cette soi-disant
populace prenait de l'importance au moment des élections : de petits
ou moins que rien, les Français devenaient un grand peuple qui
était le moteur et la richesse du pays. Glaner des milliers de
bulletins électoraux demandait alors à ces Tartuffes un
gigantesque effort de modestie et beaucoup de diplomatie ! Trop habitués
au confort et aux privilèges de leur fonction, ces quémandeurs
de voix avaient oublié qu'eux aussi ou certains de leurs ancêtres
venaient de ce même peuple et qu'ils avaient trimé pour qu'eux-mêmes
puissent un jour arriver aux sommets.
Les Français ! Un peuple bizarre mais attachant
par ses paradoxes, râleur et rouspéteur devant les lois qu'il
respectait, revendicard dès qu'on décidait de soulager son
porte-monnaie de quelques grammes, contestataire face à un pouvoir
qui lui déplaisait ; un peuple rebelle à toute autorité
mal venue et réfractaire aux ordres inopportuns qui menaçait
ses habitudes et sa liberté ; un peuple de France cocardier et
chauvin, fier de lui et de son pays, autant capable de lâcheté
que de courage et de sacrifice dans les pires moments. Ces Français
aimaient leur indépendance d'esprit et leur liberté et savaient
le faire comprendre avec passion au besoin !
Ce peuple tantôt grégaire tantôt
individualiste, il en faisait partie, il s'enorgueillissait d'être
un des multiples morceaux de ce puzzle hétéroclite et bigarré
! Fier d'appartenir à cette nation dont les habitants amoureux
de la vie savaient le démontrer au reste du monde ! Une multitude
de gens bons vivants qui savaient savourer les moindres plaisirs d'une
vie, du plus futile au plus sophistiqué. Des individus friands
de bons repas qui dégustaient avec autant de délectation
un pot au feu ou un bœuf miroton cuisiné par leur mère
que les mets les plus raffinés ; cette multitude qui affectionnait
tant les plaisirs simples ne pouvait pas être aussi bête qu'il
l'avait pensé
Les Français ! Tout un peuple inventif et créatif,
débrouillard et ingénieux, adepte forcené du système
D et fraudeur de temps à autre ! Un peuple frondeur et fraudeur
qui pratiquait ces sports plus par besoin de démontrer sa force
et son existence aux gouvernants que par manque de civisme rédhibitoire
! Ce peuple millénaire, capable parfois de se montrer très
con dans ses choix, il ne regrettait plus d'en être membre.
Ces hommes amateurs de jolies femmes, amoureux de chacune
d'entre elles, séducteurs et beaux parleurs mais toujours galants,
il était leur pair ; ces femmes de France que le monde nous enviait,
pimpantes, élégantes et apprêtées, dévoilant
juste ce qu'il faut de leurs charmes pour plaire et séduire ; cette
gent féminine souvent coquette et parfois amoureuse passionnée,
il l'aimait encore plus désormais !
Tous ces Français qui pratiquait la séduction et l'amour
comme un art et une religion, tous ces gens qui faisaient du badinage
et du marivaudage un loisir empreint de distinction, il se sentait désormais
plus proche d'eux. Il était en symbiose totale avec ces êtres
qui formaient un pays sain, riche, libre et heureux de vivre.
Au fur et à mesure que son esprit déambulait,
une émotion intense avait fini par l'envahir et il ne put retenir
un tressaillement de plaisir et de bien-être : il foulait le sol
de la mère patrie. Chaque pas qui foulait le pavé, chaque
mètre de trottoir arpenté était un morceau de vie
normale qui venait se recoller à lui. Il retrouvait cette terre
natale qu'il avait si souvent cru ne jamais revoir : il était chez
lui !
Doux
foyer, tendre famille, ami(e)s et enfin ... adulte.
Il
continua de cheminer quelques minutes et soudain, comme un lieu fantôme
surgit du passé, il vit apparaître devant lui ce vers quoi
il se dirigeait depuis son arrivée dans la capitale : la place
Blanche ! Son cœur s'emballa et une immense bouffée de chaleur
enveloppa tout son être : il se trouvait sur les lieux de ses exploits
d'enfance et d'adolescence, à quelques encâblures de la maison
familiale ! Encore quelques hectomètres à parcourir dans
une rue adjacente et il toucherait le portillon d'entrée de la
maisonnette de ses souvenirs.
Un doute se mit à le parcourir : il avait prévenu
sa famille qu'il arrivait en fin de matinée mais comment allaient
se passer les retrouvailles après trois ans d'absence ? Dans quel
état allait-il retrouver ses parents et le reste de la famille
? Allaient-ils le regarder comme avant son départ ? Chaque semaine,
ils avaient reçu des lettres qui tentaient de les rassurer sur
son état mais cela avait-il suffi ?
Jamais il n'avait omis d'envoyer de ses nouvelles qui
les avaient rassurés sur sa santé mais eux, comment avaient-ils
vécu cette absence forcée ? Comment avaient-ils ressenti
cette guerre que nul ne voulait appeler par son nom ? Avaient-ils vraiment
connu la peur comme l'avait raconté ce chauffeur de taxi qu'il
avait si vertement rabroué ? Qui sait ? Cet homme disait peut
être la vérité et lui avait refusé de le croire,
convaincu qu'il était le seul avec ses compagnons à avoir
connu cette peur omniprésente pour compagne. Il n'aurait jamais
dû l'insulter et lui parler sur ce ton ! Trop tard ! Le mal était
fait mais il n'y avait eu ni coup ni mort d'homme ; ce n'était
qu'un incident de parcours qui serait vite oublié.
Il tira sur la poignée de la cloche du portillon
et, avant que ne s'ouvre la porte de la maison, il avança dans
l'allée qui menait à celle-ci. La porte s'entrebâilla
et il vit apparaître le visage de sa mère qui, après
quelques secondes de prostration silencieuse, se mit à crier :
« René ! Catherine ! Jeanine ! Vite, dépêchez-vous
! C'est Luc qui arrive ! Il est à la porte ! »
Luc ! Cela faisait des mois qu'il n'avait pas entendu
quelqu'un l'appeler par son prénom. Durant des années, il
n'avait été aux yeux de la grande muette qu'un matricule.
Il s'était entendu nommer soldat ou sergent Le Guen par des sous-officiers
et officiers très respectueux de la hiérarchie et des grades
; pour ses copains de chambrée ou de patrouille, il était
tout simplement Le Guen. Parfois, on s'était permis de le héler
par un surnom qui lui avait été sympathiquement offert :
l'intrépide, mais rarement, très rarement un de ses congénères
et encore moins un supérieur ne lui avait rappelé son prénom.
Ce prénom qui venait de sortir de la bouche maternelle avait une
sonorité douce indescriptible, une sonorité emplie de tendresse,
d'amour et de bonheur retrouvé.
Toute sa famille se retrouva sur le perron et le regarda
avancer vers le petit escalier de l'entrée. Sachant qu'il devait
arriver en fin de matinée, ils étaient tous rassemblés
pour le recevoir : son père, sa mère et sa sœur. À
ce trio familial était venue s'ajouter sa petite copine ou plutôt,
une de ses petites amies. Il s'arrêta au pied de la première
marche, laissa tomber lourdement son sac et son barda et les regarda,
sans bouger ni dire un mot. Son cœur battit si vite et si violemment
qu'il crut que sa poitrine allait éclater.
L'émotion atténuée, il grimpa les marches quatre
à quatre et se jeta dans les bras de sa mère. Celle-ci le
serra si fort et si longtemps qu'il lui sembla qu'elle allait l'étouffer.
Elle laissa couler silencieusement des larmes sur ses joues mais fut incapable
de laisser échapper un mot tant sa gorge était restée
nouée par l'intensité de sa joie. Luc embrassa sa mère
à multiples reprises et l'entendit soudain lui susurrer à
l'oreille d'une voix douce entrecoupée de sanglots brefs :
« Luc ! Mon petit Luc ! Enfin ! Tu es de retour. Je
te retrouve en bonne santé, indemne. Je vais pouvoir revivre et
dormir sans cauchemar ni hantises. »
Après quelques minutes, il se dégagea
des bras maternels et se dirigea vers son père qui le prit solidement
aux épaules en annonçant :
« Alors mon fils ? Comment vas-tu ? Je te dis
mon fils ou Luc car plus question que je t'appelle mon petit ou mon garçon.
Après ce que tu as enduré, tu es un homme et je te parlerai
en tant que tel. »
Un bref baiser et une vigoureuse poignée de main
échangés furent synonymes de retrouvailles père-fils.
Luc fit quelques pas et prit sa jeune sœur dans
ses bras. Dieu qu'elle avait changé ! La fillette de 11 ans qu'il
avait quittée était devenue une superbe jeune fille. Il
l'embrassa et la taquina :
« Dis donc Catherine, te voilà devenue bigrement
jolie. Tu dois en faire tourner des têtes dans le quartier ! »
Sa sœur s'empourpra et lui répondit :
« Arrête de dire des bêtises. »
Son père réagit : ?
« Tu as vu juste mon gars mais nous avons œil
! »
La famille embrassée, il tourna la tête
et regarda longuement la deuxième jeune fille : Jeanine, sa petite
amie qui ne l'avait pas oublié malgré les mois interminables
de séparation ! Ses parents avaient eu l'excellente idée
de la faire participer à ces retrouvailles familiales. Il lui sauta
au cou, l'enlaça et l'embrassa longuement et passionnément.
« Bonjour ma Jeanou ! Tu es encore plus ravissante
que lorsque je t'ai quittée. Toi non plus tu ne dois pas manquer
de prétendants ! »
En larmes, elle lui répondit doucement :
« Ils ont tous essayé mais aucun n'était
à la hauteur pour te remplacer. »
Elle le couvrit de baisers, passa ses doigts dans ses
cheveux, caressa son visage et goûta chaque seconde de ces tendres
instants.
Luc pensait que d'ici quelques jours, il allait retrouver
ses autres petites amies. Il franchirait la frontière des arrondissements
limitrophes et pourrait partager d'autres moments de bonheur intenses
avec Isabelle, Martine ou Françoise. Toutes ces conquêtes
qu'il avait dû abandonner pour une maîtresse imposée
: l'armée ! Toutes ses reines de cœur aussi différentes
les unes des autres qui ignoraient l'existence d'une rivale ; ces jeunes
filles qu'il aimait chacune à sa façon.
Il rentra et annonça :
« je prends mon barda et monte dans ma chambre me changer.
Je vais ranger mes habits de militaire si seyants et profiter de vous.
Demain, j'irai rapporter au quartier mon uniforme et dirai adieu à
cette chère armée qui m'a accueilli en son sein. »
Dialogue
et témoignage.
Redescendu,
il s'aperçut que, dans le salon trônait un poste de télévision.
Il demanda à ses parents :
« Vous avez la télévision ? »
Son père répondit :
« Oui. C'est bien à nous. Je suis monté
en grade dans mon entreprise et nous nous sommes offerts ce merveilleux
instrument. Tu verras, c'est sensationnel ! Nous avons des émissions
de jeux, de la musique, des documentaires sur la vie des animaux et un
journal d'informations télévisées le soir. »
Luc rétorqua avec un brin d?ironie :
« Oui je connais déjà. Quand tu parles
d'informations, j'espère que tu crois pas ce qu'ils te racontent ?
- Pourquoi donc mon gars ?
- Parce qu'il s'agit d'informations téléguidées.
Toutes les conneries que vous avez entendues sur la guerre d'Algérie,
dis-toi qu'on ne vous a rapporté que le dixième de ce qu'il
se passait vraiment. J'ai vu des horreurs et des copains mourir à
mes côtés, j'ai été le témoin involontaire
d'atrocités commises par des soldats sans honneur. Dis-toi qu'on
ne vous a raconté et montré que ce qu'on voulait bien. On
a débité des sornettes aux Français. J'ai eu l'occasion
de regarder quelquefois ces fameuses informations : si vous saviez les
mensonges qu'on a pu vous faire gober ! La façon que ces journalistes
ont eu de vous parler de la guerre en Algérie nous a écœurés
mes copains et moi. Cela n'avait rien à voir avec la réalité
! Mets-toi dans la tête que cette télévision est un
instrument entre les mains expertes et vicieuses du pouvoir. »
Son père resta interloqué.
« Mais pourquoi nous auraient-ils menti ? ?
- Pour maintenir la paix en métropole, éviter
toute contestation populaire et pouvoir rester en place ! Au fait, un
type m'a dit que vous aviez vécu dans peur et que vous aviez eu
à subir les foudres des policiers. C'est vrai ?
- En effet, il y a eu quelques manifestations assez
violentes contre l'O.A.S. et d'autres pour l'Algérie française.
Nous avons connu une vague d'attentats qui furent meurtriers. Il n'y a
pas longtemps des milliers de bougnoules menés par des communistes
ont manifesté mais la police y a remis bon ordre au métro
Charonne.
- Papa ! »
Le ton fut sec et indigné.
« Comment peux-tu parler de bougnoules ? Ce sont des
arabes ou des Algériens tu m'entends ! J'ai l'impression d'entendre
parler certains salopards que j'ai côtoyés à Oran.
Pourquoi leur manquer de respect et les traiter comme des chiens ? Ce
sont des gens comme toi et moi. J'en ai connu de forts sympathiques et
même accueillants. J'ai vu des arabes suer sang et eau à
cultiver leur champ comme le font nos paysans. Ces gens ne demandaient
qu'une chose : vivre en paix ! ?
- Oui mais les rebelles que tu as combattus ?
- Des soldats comme moi qui obéissaient
à des ordres et n'aspiraient peut-être qu'à un rêve
: retrouver leur village et leur famille pour vivre comme vous. Quant
à l'histoire du métro Charonne, j'en ai entendu parler à
la radio et à la télévision. Je serais curieux de
connaître la vérité. Le pouvoir n'était plus
à un mensonge près et comme les journalistes se trouvaient
presque tous à leurs bottes, je doute de l'objectivité de
leurs commentaires et de la véracité des images qu'on nous
a montrées. »
Son père émit un grognement. Luc posa
une question :
« Dis-moi, qui est Président de la République
?
- Nous n'en avons pas changé. C?est toujours
le même.
- Quoi ! Vous ne l'avez pas encore foutu dehors
ce galonné cacochyme ? Il vous a menti pendant des années
et vous ne l'avez pas renvoyé à ses livres et à ses
souvenirs ?
- Luc ! »
Le père s'emporta, outré par les propos de
son fils.
« Tu parles du libérateur de la France, d'un
homme qui a accepté de revenir au pouvoir pour résoudre
cette douloureuse histoire d'Algérie. Il nous a tiré une
sacrée épine du pied. Depuis son retour, la France se porte
mieux et les Français lui en sont reconnaissants.
- Tu parles ! Cette vieille baderne nous a couillonnés
! Il a trompé les Français qui vivaient en Algérie
et les soldats qui risquaient leur peau à chaque mètre de
terrain. »
Son père, assis dans son fauteuil, l'écoutait,
surpris par l'assurance avec laquelle son propre fils lui décrivait
sa vision de la politique appliquée en Algérie.
Luc reprit :
« Tu veux un exemple ? Tu veux la preuve que nous sommes
des milliers à y avoir cru et à nous être faits berner
? Rappelle-toi ces grandes paroles lancées avec théâtralité
à la foule à Alger : Je vous ai compris ! Ah ça,
pour nous comprendre, il a fait dans le grandiose ! Nous avons tous cru
que la paix allait se dessiner en Algérie. Nous avons espéré
que cette région allait retrouver sa sérénité
et que la vie irait en s'améliorant. Mes copains et moi, on apercevait
la fin de ce cauchemar et de cette vie d'angoisses. Qu'en a-t-il été
dis-moi ? Tu n'as pas l'impression qu'il a retourné sa chemise
?
- Luc, je pense que les événements
et la tournure qu'ils prenaient ont contraint le gouvernement à
revoir beaucoup de ses positions et à se rendre à l'évidence
: l'Algérie devait revenir aux Algériens.
- Peut-être, mais nous étions vainqueurs
sur le terrain ! Cette guerre que nous avons gagnée nous l'avons
perdue sur le tapis vert et dans les grands salons où ces messieurs
tergiversaient pour décider de notre sort et de celui des Français
d'Algérie.
- Luc ! Continuer à nous battre dans un
pays qui n'était pas le nôtre au départ aurait été
suicidaire !
- Tu diras ça aux milliers de pieds-noirs
qui ont quitté l'Algérie et qu'on a appelés cyniquement
et pudiquement les rapatriés. Rapatriés ? Mais la terre
d'Algérie était la France pour eux ! Quitter cette terre
a été plus qu'un déchirement. Dans leurs têtes,
ils sont devenus des exilés.
- Mais nous n'étions pas chez nous !
- Eux se sentaient chez eux ! Ils vivaient là-bas
depuis des générations. Pour beaucoup, l'Algérie
était la terre de leurs ancêtres. Vous en France, vous n'avez
pas assisté au départ de ces milliers de gens sur les quais
du port d'Alger. Ils n'avaient plus le choix, vois tu ! Les accords d'Évian
n'ont pas été respectés. Ces braves gens devaient
rester vivre en bonne intelligence avec les Algériens mais des
excités du F.L.N. ne leur ont offert qu'un choix : partir ou mourir
! Tu sais à quoi se résumait leur état d'esprit à
ces pauvres gens : la valise ou le cercueil ! Ils ont choisi de rester
vivants au prix du plus grand des sacrifices : abandonner derrière
eux tout ce qui avait été leur vie.
Je les ai vus monter à bord de paquebots avec
pour tout bagage des valises pleines à craquer. Si lourdes furent-elles,
ces valises n'atteignirent jamais le poids du chagrin qui les a accablés.
Un chagrin 100 000 fois plus pesant que leurs malheureux bagages ! Ils
n'avaient plus assez de larmes pour pleurer ce qu'ils laissaient derrière
eux : leurs maisons, leurs biens, leurs souvenirs et pire ! Pour la plupart
d'entre eux, ils ont dû abandonner leurs ancêtres et leurs
aïeux dans des cimetières qu'ils ne reverront jamais.
Tous ces pauvres gens ont ressenti un gigantesque sentiment d'abandon
par la France et ils ont quitté leur terre ancestrale sans savoir
où ils allaient et de quoi serait bâti leur avenir. Je les
ai observés et vus, accoudés aux bastingages des bateaux
: hagards, ils regardaient désespérément un bout
de paysage, un morceau de ciel algérien comme s'ils avaient voulu
fixer une dernière fois en eux une image de cette terre et graver
un souvenir d'un pays qu'ils devinaient ne plus jamais retrouver.
Je peux t'assurer que ceux là, une fois devant
les urnes ils vont s?empresser de foutre dehors l?autre grande ganache
qui disait les avoir compris. Oui ! Il n?a peut être pas pu agir
autrement mais ces personnes, elles, ne verront que les conséquences
désastreuses de son action et ils réagiront en victimes
pressées de lui rendre enfin la monnaie de sa pièce ! »
Son père avait écouté attentivement
ce récit qui résonnait avec d'autant plus de force que son
fils l'avait vécu de près. Il lui manquait le recul. Il
comprenait la virulence des propos de ce jeune homme qui avait gâché
une partie de sa jeunesse et perdu beaucoup de ses illusions. Il réalisa
que ce fils, bien que revenu indemne, avait trop souffert pour son âge.
« Heureusement tu nous es revenu en bonne
santé et nous t'avons enfin retrouvé autrement qu'au travers
de courriers trop souvent censurés.
- Censurés ! Voilà quelque chose
que j'ignorais ! Donc vous n'avez lu que des bribes de mes nouvelles et
n'avez jamais su ce que nous endurions réellement ? Voilà
encore une preuve que l'information que vous recevez est tronquée.
Ne me parle plus de ces fameuses informations. Elles ne sont qu'une version
caricaturale et miniaturisée de la réalité. Je suis
convaincu qu'on n'a jamais employé le mot guerre ! Chaque fois
que j'ai lu la presse je n'ai vu que ces mots : “ événements
d'Algérie ”. On en parlait comme s'il s'agissait de
ramener l'ordre ou de briser une émeute. Une émeute se mate
à coups de matraques et de grenades lacrymogènes pas avec
des armes. Nous avons combattu et fait une guerre tu m'entends ! Une guerre
! On ne réprime pas des émeutes avec des armes à
feu, des blindés, des canons, des mines et des bombardements !
Tous mes copains tués ne sont pas tombés pendant des émeutes
mais au cours d'attaques et d'embuscades avec des armes de guerre, des
attaques que nous avons subies pendant des missions. »
Son père écoutait gravement les propos
de ce jeune homme meurtri et marqué. Il lui répondit calmement
:
« Avec le temps, j'espère que tu oublieras
et que ces souvenirs s'atténueront.
- Non papa ! Je ne pourrai jamais oublier cette
partie de mon existence. J'ai encore en mémoire les claquements
secs de coups de feu suivis quelques secondes plus tard par le corps d'un
copain qui tombe dans un cri bref sur le sol. Je revois certains d'entre
eux, ensanglantés, pleurer en nous suppliant de ne pas les laisser
crever. Je les entends appeler leur mère en hurlant et se taire
définitivement. J'ai encore en mémoire leurs yeux immobiles
fixant le soleil, des yeux que nous fermions en criant à l'injustice.
Si tu savais combien j'ai vu de camarades être
déchiquetés par des mines ou des éclats de mortier
; des copains allongés dans la poussière avec les tripes
qui sortaient du corps et traînaient sur le sol ! Et nous, nous
étions impuissants devant leurs souffrances. Et ces autres qui
sont repartis chez eux estropiés, défigurés, unijambistes
! Des garçons de mon âge invalides à vie avec lesquels
j'avais partagé quelques bons moment pour oublier que nous vivions
des horreurs au jour le jour.
Certains de mes copains de chambrée ont retrouvé
leur famille mais ont perdu toute leur dignité d'homme au cours
d'affrontements. Ces gars-là ne pourront jamais étreindre
une fille ni la regarder en face sans appréhension. Ils se sentiront
toujours diminués quelque soit leur rang dans la société.
Ils n'auront jamais le bonheur d'être père et ne connaîtront
pas la fierté de dire : regardez comme ils sont beaux ! ce sont
mes enfants !
Combien de fois ai-je vu partir des copains en me disant
: pourquoi ? pourquoi sommes-nous là ? que faisons-nous dans ce
trou à rats ?
Je suis conscient que notre pays possédait des intérêts
économiques importants en Algérie mais est ce que le pétrole
et le gaz du Sahara valaient autant de vies détruites. Ces dernières
semaines, j'ai réfléchi souvent à ce problème
tragique et je suis parvenu à une conclusion qui n'engage que moi
: nous nous sommes sans doute battus pour défendre les restes d'un
empire colonial qui craque de toutes parts. Qu'on le veuille ou non, cet
empire est en train de s'effriter et de disparaître inexorablement.
D'abord l'Indochine, ensuite l'Afrique du Nord et bientôt le reste.
Nous ne pouvons rien y faire ! Maintenant, si tu le veux bien, j'aimerais
qu'on parle d'autre chose. Me remémorer ces moments me donne envie
de dégueuler. »
Son père comprit la réaction de son fils.
Une réaction qui se voulait parfaitement humaine. Il espérait
que le fait d'en parler avec lui l'avait un peu soulagé. Cependant,
il en doutait ! La blessure était trop béante, les souvenirs
n'étaient que douleurs et chagrin. Son garçon ne pourrait
jamais gommer de sa mémoire ce qui y était gravé
à l'encre indélébile. Tout au plus le temps et les
bons moments atténueraient-ils la violence des images.
Il regarda son enfant et lui demanda :
« Dis-moi, une fois démobilisé que
comptes-tu faire ? Tu as des projets ?
- Des projets ? J'en regorge ! J'ai discuté
avec des gens dans le train pour savoir ce qui marchait au niveau du travail.
J'ai entendu raconter que l'industrie chimique était pleine d'avenir.
De plus j'ai remarqué un matériau qu'on retrouve sous de
nombreuses formes : le plastique ! J'ai eu l?occasion de m'apercevoir
que beaucoup d'objets sont fabriqués avec cette matière.
Je suis sûr que ce produit représente l'avenir et qu'il va
remplacer des matériaux vieillots. Quand j'observe ce qu'on élabore
avec cette matière, je pense à un produit moderne. Je vais
prendre un peu de repos et reprendre mes études. Il faut que je
décroche un diplôme d'ingénieur chimiste pour trouver
une place dans une boîte qui fabrique des objets en plastique. Je
vais me renseigner pour en savoir plus long.
- C'est une excellente idée mon gars ! Je
vois que tu en rien perdu de ton flair et je te souhaite de mener à
bien tes projets et de réaliser tes ambitions.
- Oui mais avant cela, je tenterai de retrouver
tous ceux avec lesquels j'ai partagé tant de bons moments au cours
de virées mémorables avant que je sois contraint de partir.
Je suis impatient de retourner m'amuser dans un petit bal du samedi soir,
de me balader dans les rues de Paris que je tiens à redécouvrir,
de prendre le temps de boire un verre dans un troquet en bonne compagnie.
Les Champs Elysées, Montmartre, le Champ de Mars ou le Parc Montsouris,
tous ces endroits m'ont manqué énormément. Je sens
que je vais redécouvrir ma ville.
- Cela te fera le plus grand bien mais tu vas te
rendre compte que la jeunesse française a bougrement changé.
Les jeunes de maintenant se croient tout permis. Par moments, ils donnent
le spectacle de gamins sans foi ni loi ! En plus, pour embellir le tableau,
ils ont adopté une musique venue des Etats Unis : le rock'n'roll
! Si tu les voyais se trémousser sur ces rythmes ! Cela n'a aucun
sens ! Ils appellent ça de la musique pour moi ce n'est que du
bruit, une musique de sauvages ! Je ne te parle pas de leur accoutrement
: ils s'habillent comme des cow-boys, se mettent de la gomina dans les
cheveux et ont des allures de voyous ! Des dégénérés
te dis-je !
- Tu ne noircis pas un peu le tableau ? Vous, vous
aviez les zazous ! Eux se sont peut être trouvés d'autres
modèles. Je me rendrai compte par moi-même. »
À ce moment, une voix retentit :
« À table les hommes ! Nous avons préparé
un succulent repas pour fêter le retour de l'enfant de la maison. »
Luc se leva et annonça à la cantonade
:
« Voilà une merveilleuse idée mais
je vous demande une faveur : ne me posez pas de questions sur mes vacances
forcées au soleil aux frais de l'État ! Papa vous narrera
cela par le détail car j'ai envie de parler d'autres choses. J'ai
cru comprendre que la vie avait bien changé depuis mon départ,
vous allez me faire un compte-rendu détaillé et me donner
des nouvelles de mes amis avant que ne n'aille les retrouver. »
Ils s'installèrent autour de la table et profitèrent
de ce repas tant attendu.
Profession
de foi volontaire.
Le
soir de cette journée, Luc retrouva la douceur d'un vrai lit, l'odeur
de frais des draps parfumés à la lavande et celle de l'adolescence
disparue. Il se mit à réfléchir sur ce que pourrait
devenir son avenir : il allait se remettre à étudier, se
transformer en étudiant assidu et tout mettre en œuvre pour
devenir ingénieur chimiste. Son diplôme en poche, il chercherait
à rentrer dans une entreprise d'envergure nationale et plus au
besoin. Une fois dans la place, il y ferait son trou et tenterait d'accéder
aux meilleures places en agissant comme il l'avait fait en Algérie
: savoir se faire remarquer par son caractère bien trempé,
son esprit d'initiative et son efficacité.
Cependant il se jura à lui-même une chose
: jamais, plus jamais il n'obéirait à des ordres imbéciles
; jamais il ne suivrait un dirigeant qui ne conduirait son entreprise
que dans l'intérêt d'une minorité en faisant fi des
autres. Pas question de courber l'échine et de servir bassement
des petits “ grands ” convaincus de détenir
le destin de leurs semblables entre leurs mains avides de pouvoir ! Il
avait fait preuve de rébellion sous l'uniforme, il continuerait
en tant que citoyen et garderait intactes et vierges sa liberté
et son indépendance d'esprit.
Face
à ce genre de chefs, de la politesse mais pas d'obséquiosité,
du respect mais aucune flagornerie, de l'obéissance mais pas de
soumission aveugle : il garderait la tête haute, sa fierté
et sa dignité et tenterait d'atteindre des hauts sommets sans faire
preuve d'arrivisme malsain.
Face à des détenteurs du pouvoir sourds
aux appels du peuple et insensibles devant la souffrance des petits, devant
cette nouvelle aristocratie sournoise et dissimulatrice capable de turpitudes
et de mensonges, il ne se conduirait pas en électeur docile et
moutonnier : il agirait en citoyen digne ce nom. Si certains de ces dirigeants
agissaient en toute sincérité pour le bien de leur pays,
il y avait les autres. Ceux dont les circonvolutions du cerveau étaient
encombrées par des convictions et des certitudes toujours intactes
et jamais ébranlées, des personnages revêtus de quelques
envahissantes obsessions : faire le bonheur d'un pays selon leurs propres
visions et régenter la vie d'une multitude qu'ils jugeaient inculte
et béotienne quant au devenir de son pays.
Un pouvoir qui se permettrait de pondre des lois en
catimini, des textes qui avaient pour solides cadres trois vertus : la
morale, l'ordre et la sécurité !
Une morale qui se voulait le barrage blindé à
toutes nouvelles pensées ou paroles susceptibles de pervertir les
esprits tenus en laisse !
Un ordre bien établi qui se devait de rester un rempart
protecteur face à d'hypothétique agitateurs mal-pensants
et de mauvais augure !
La sécurité : un mot rassurant qui permettait
de surveiller en douce et bâillonner ceux qui se croyaient obligés
d'empêcher de gouverner en rond !
Les horreurs dont il avait été le témoin,
les atrocités qu'il n'avait pu empêcher et la tragédie
dont il avait été l'acteur involontaire et forcé
lui avait donné l'occasion de réfléchir : il serait
un citoyen résistant et se battrait pour les autres afin d'améliorer
leur vie. Ni un boy-scout ni un Don quichotte mais juste un jeune homme
nourri au jour le jour d'un humanisme qu'il mettrait en pratique.
Alors que le sommeil commençait à l'envahir
il sut que, quelle que soit sa destinée et son chemin à
parcourir, jamais il n'oublierait le soleil, les paysages, les odeurs
et les couleurs du Maghreb ; ceux ci étaient gravés dans
un coin de sa mémoire, mélange indicible de blessures et
de douceurs. Son humour, son optimiste forcené et sa joie de vivre
s'étaient montrés les meilleurs des remparts qui lui avaient
permis de surmonter les visions d'atrocités et les multiples drames.
Il s'efforcerait de ne se remémorer que les souvenirs heureux et
épars pour parvenir à gommer un peu de l'inavouable dont
nul ne voulait entendre parler.
Tandis qu'il s'enfonçait dans la douceur voluptueuse
du sommeil, il entendit sortir d'un poste de radio une voix féminine,
fluette et sensuelle qui chantait :
« Tous les garçons et les filles de mon
âge savent ce que c'est qu'être heureux, tous les garçons
et les filles de mon âge savent ce que c'est qu'être à
deux... »
Le bonheur, être heureux ! Voilà des mois qu'il
en avait oublié la signification. Demain matin, dès son
réveil, il repartirait à la conquête de ce bonheur
trop longtemps délaissé et le goûterait à pleines
dents avec la gourmandise d'un enfant dégustant un gâteau
ou une tablette de chocolat. Il s'apprêtait à pénétrer
dans sa vie d'homme après avoir abandonné un morceau de
jeunesse et beaucoup d'insouciance sous le soleil algérien et dans
la poussière des contreforts de l'Atlas.
FIN
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