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L'indélébile cicatrice
Yann Brugenn
 

Première époque

SOUS DES CIEUX AZURÉENS, UN AVENIR INCERTAIN.
On recherche... Forte récompense...

   Enfant des années trente, il connaît une prime jeunesse presque normale. Elève appliqué, il suit une belle scolarité puis se révèle être un étudiant sérieux et travailleur, qualificatif normal à l'époque puisque les dirigeants de notre beau pays ne cessaient de marteler sur les rares antennes : Travail, Famille, Patrie.
   Au milieu des années cinquante, alors qu'un souffle nouveau se lève doucement sur la jeunesse française, il se voit contraint, et surtout forcé, de quitter la famille, les amis et les petites amies : en effet, nos chers politiciens, jamais à court de bonnes idées, décident qu'il faut faire régner l'ordre républicain en Algérie où se déroulent, doux euphémisme pudique, des « événements ». Quelques jours plus tard, notre jeune homme se retrouve tout de kaki vêtu sous une bannière tricolore qu'il va lui falloir servir et pour le pays de laquelle il va accomplir son devoir de citoyen digne de ce nom.
   De cet événement et de ces « événements » va naître un homme dont toute la vie sera marquée par les conséquences de l'incompétence des gouvernements changeants et changés de la 4° République.
   En quelques mois, notre bonhomme se fait une renommée. En effet, des Aurès à la Mitidja en passant par la Kabylie, son nom apparaît pour les fellaghas comme le symbole de la terreur, de leurs défaites et surtout comme celui d'un soldat rusé, brave, efficace et aguerri. Dans toutes les willayas, l'annonce de son arrivée dans le djebel ou ailleurs, est synonyme de la descente des Anges Exterminateurs et ou de l'arrivée des quatre Cavaliers de l'Apocalypse. Si cette guerre s'était déroulée de nos jours, les ultras du F.L.N. auraient lancé sur sa tête une fatwah avec à la clé une prime de plusieurs milliers de dollars. Allah soit loué, au milieu des années cinquante, les Fous de Dieu n'existaient pas ou n'avaient pas encore le bulbe à l'envers. L'homme en question se révèle être un tel danger pour les indépendantistes qu'ils ont décidé de l'urgence d'éliminer définitivement cet empêcheur de combattre en rond. La décision est prise : ils se serviront de leur arme favorite. Un des leurs partira lui décocher un magnifique sourire kabyle un soir dans un coupe-gorge d'Oran. Ils pourront combattre de nouveau sans trembler. Lui, lucide, sait ce qui l'attend et n'en a cure. Ici, de toute façon, on vit au jour le jour. Les dieux étant à ses côtés, jamais l'occasion ne se présentera aux fellaghas.

Douceurs et séduction...

   Au bout de plusieurs mois de harcèlement et d'actions d'éclat dans les maquis des « fellouzes », dans l'erg et le reg, son colonel repère et félicite ce meneur d'hommes. Au vu de ses états de service et en signe de reconnaissance pour sa bravoure et pour les services rendus à la France, il l'autorise, à titre très exceptionnel, à aménager comme bon lui semblera ses quartiers. En peu de temps, notre héros transforme sa carrée en un splendide sérail aux tentures de velours et aux sofas multiples couverts de soie.
   Être affable et avenant, il conquiert sans difficulté le coeur de plusieurs fatmas au corps hâlé et aux charmes si mystérieux et si secrets qu'elles auraient damné un saint. Ce séducteur né se monte alors un petit harem que lui envient bon nombre de notables musulmans.
   À chaque retour de mission, après avoir semé le doute dans l'esprit des « rebelles », arpenté le sol rocailleux de l'Atlas et croisé une multitude de chèvres en troupeaux qu'il toise avec mépris ou ignore avec grandeur, il s'octroie un repos du guerrier plus que mérité. Cloîtrées dans leur sérail, ses nymphes captives énamourées et impatientes l'accueillent en tenues légères, lui offrant pour son retour le spectacle de danses érotiques ou celui d'odalisques lascives qui le déshabillent d'un regard concupiscent. Il sait alors que, seul hôte à connaître les secrets de leur gynécée, il va oublier dans leurs bras au fond des sofas, sous leurs caresses langoureuses les nuits passées à même la dure ou celles occupées à guetter l'ennemi qui s'est trouvé un allié sous la forme d'un terrain hostile.
   Mais que connaît ce garçon des dangers que les femmes représentent pour un homme, si viril soit-il ? Pas grand chose. Comment ce jouvenceau presque non averti, entourée de tant de femmes, s'y prend-il pour ne pas tomber sous la coupe réglée de cette gent réputée rusée, sournoise et perfide ?
Tout simplement en s'intéressant aux us et coutumes du pays. Un arabe lui a enseigné sans le savoir comment devenir un mâle vénéré et respecté de cette engeance. Il croise un jour une femme chargée qui avance lentement sur le chemin suivie trente mètres plus loin par son époux assis sur un bourricot. Il s'enquiert auprès du mari de cette situation plutôt anormale. L'Arabe lui explique : « Sidi, c'est tout simple, le chemin est sans doute miné. Si la femme saute sur une de ces cochonneries, je saurai qu'il me faut changer de route. ». Notre homme est outré par ce comportement inhumain proche de la sauvagerie. Constatant son étonnement, l'Arabe lui dit : « Tu sais, ici, la femme doit être soumise à l'homme et toujours obéir à ses ordres. Je lui ai dit de marcher devant, elle marche ! ».

   Pour notre soldat, c'est la révélation. Cette phrase se mue en une illumination. Désormais, il sait. Il appartient vraiment au clan des rares initiés. À la suite de cette rencontre, il vouera aux musulmans une reconnaissance éternelle.

Rébellion et formations.

   Malheureusement, le bonhomme possède un défaut de première grandeur : c'est un rebelle ! Il refuse d'obéir aux ordres qui lui sont donnés, préfère passer pour un insoumis plutôt que pour un être servile, n'accepte de leçons et de conseils que de lui-même. La mise en pratique de ce défaut lui vaut, comme pour tous les cancres, d'avoir à subir un châtiment. En peu de temps, il est nommé plombier du matériel sanitaire et plus précisément du matériel d'entretien des sanitaires, une corvée ! Son apprentissage du nettoyage spécialisé terminé, il est orienté vers une formation accélérée sur les combustibles solides de chauffage et se mue en bougnat.
   À la lecture des rapports le concernant, il saute aux yeux de ses supérieurs qu'il sait parfaitement mener et manipuler les hommes parce que légèrement subversif ; on l'envoie effectuer un pensum digne de lui : le soldat désobéissant se retrouve à la tête d'une prison dans laquelle il apprend sur le tas un autre métier tout à fait dans ses cordes : directeur de prison ou, pour les initiés et habitués des dortoirs de l'État, maton-chef d'une taule.
   Le gaillard a toutefois un atout dans sa manche : il sait transformer une punition ou une défaite en victoire. En effet, il montre aux locataires de l'immeuble d'État qu'on ne lui résiste pas et se révèle être un cerbère assidu à la tâche. Après avoir brillamment maté des fortes têtes dans les cellules et remis de l'ordre entre les quatre murs, son colonel lui transmet les plus vives félicitations de ses supérieurs pour avoir mené à bien et à son terme cette périlleuse mission.
   L'insubordonné retrouve les avantages et privilèges que les officiers lui octroient de nouveau sans sourciller : mess, sérail et autres petites gâteries.
   Ils voulaient le casser, le briser. Il a résisté et gagné comme devant les fellaghas. Plus jamais ils ne l'enquiquineront.

Plaisirs d'amours, peurs et perdition.

   Les jours défilent lentement et les officiers comprennent enfin - dans l'armée, le personnel de carrière est plutôt long à la détente côté compréhension - que cet individu, derrière son attitude rebelle, cache un homme de confiance. Son colonel le fait mander et le dépêche responsable pour une mission de la plus haute importance. Des hommes partis en opérations du côté de Mascara, à plus de 70 kilomètres au sud-est d'Oran, ne sont toujours pas rentrés. Ils ne donnent plus aucun signe de vie et le commandement se déclare inquiet. Se sont-ils égarés dans le djebel ou, plus grave, ont-ils été attaqués aux détours d'un de ces chemins du nord Atlas par des commandos du F.L.N. ? Des commandos qui seraient descendus des monts Saïda et Daïa. Ordre est intimé à notre bonhomme de les retrouver par tous les moyens et de leur faire réintégrer leur caserne. Il s'agit là de la version officielle que le colonel notera plus tard dans son rapport à destination de l'Administration militaire.
   La vérité est bien moins glorieuse et notre responsable des recherches le sait parfaitement. Les dits hommes sont bien partis pour Mascara avec l'intention fort louable de faire prospérer le commerce local et celle plus égoïste de soigner leur libido mal en point. Parvenus dans la localité, ils se sont dirigés vers un baraquement, lieu de perdition et de plaisirs bestiaux que l'armée ne désapprouve pas.
   À peine entrés, nos valeureux soldats sont tombés dans les bras et entre les mains de femmes vénales aux mœurs légères et dissolues. Néanmoins, ces thérapeutes sont réputées expertes pour combattre et venir à bout du mal qui les ronge. Elles ont tout mis en œuvre pour les soigner. Après des heures d'exercices physiques et d'apprentissage de positions originales et parfois inédites, les hommes se sont écroulés, harassés de fatigue. Noyés dans un océan de stupre et de luxure, ils gisent assommés de plaisir mais guéris. La maladie étant sérieuse, les dames ont du avoir recours à une thérapie longue et de pointe. Si longue que les patients en ont oublié qu'une journée n'a que 24 heures et que l'armée ne plaisante en aucune façon avec les horaires.
   Pendant que les soldats tentent de se remettre de leurs soins intensifs et de recouvrer leur lucidité, notre homme fait route vers Mascara. Les saligauds ont enfreint le règlement, il exulte à l'idée de les reconduire manu militari dans les plus brefs délais à « l'auberge ». Voulant parvenir plus rapidement à destination, il opte pour un raccourci. Au bout de quelques kilomètres, son véhicule manifeste des signes de faiblesses et finit par rendre l'âme. La panne ! Autour de lui, rien ! Uniquement du sable, des pierres, une herbe rare et malingre et, de ci de là, quelques arbres noueux ou écuissés. Il ne reconnaît pas ce coin de la hamada, aucune vigne à l'horizon et personne aux alentours pour le guider un tant soit peu. Pas âme qui vive à l'exception d'une chamelle qui s'avance nonchalamment vers lui. Elle blatère une ou deux fois puis frotte son museau à son dos.
   Opportuniste, il voit en cet animal le moyen de rallier un lieu habité où quelqu'un pourra enfin le renseigner. D'une voix qui ne supporte aucune objection, il commande au camélidé qui, docile, baraque à ses pieds. Notre homme grimpe sur la bosse de la bête et s'installe tant bien que mal à la façon des méharistes.

   Un ordre, un seul et la chamelle se met en route. Très tôt, le trajet se révèle insupportable. L'animal trottine vers ce que lui dicte sa mémoire et de son pas cahoteux, bringuebale le méhariste novice. Son postérieur encaisse et amortit chaque soubresaut de son corps. Au bout d'une heure, une douleur erratique envahit son dos, ses lombes et ses fesses. Ces parties de son individu subissent un martyre. À plusieurs reprises, gagné tout entier par la douleur, le cavalier a manqué de basculer par-dessus la tête de la bête. In extremis, il s'est retenu à sa monture.
   À la douleur physique s'ajoute soudain la douleur morale : au bord du chemin, il entr'aperçoit un panneau indicateur sur lequel il arrive à lire « Sidi bel Abbés ». Il laisse échapper un grognement. Il tournait le dos à Mascara  ! Rétrospectivement, un frisson d'effroi lui parcourt tout le corps. Sidi bel Abbés, l'antre de la légion. Que ne lui a-t-on pas dit au sujet de ceux dont tout le monde parle avec crainte : les légionnaires  ! D'Alger à Tamanrasset, de Rabat à Hammamet en passant par Dakar et Libreville, tout le monde respecte, et surtout, craint ces hommes devant lesquels toute personne normale et saine d'esprit tremble. D'ailleurs, même dans son régiment, la consigne est très stricte : nul ne doit jamais, en aucune façon, frayer avec eux ni même de les côtoyer.
   Ces hommes, aux dires de témoins, sont des machines de guerre tout en muscles. Leur passé est très souvent douteux, d'ailleurs, ils se cachent derrière un patronyme qui n'est pas le leur. Quelques soldats de carrière qui les ont croisés, pour leur malheur, certifient que ces brutes n'ont aucun humour. De plus, et c'est très angoissant, ces gars-là ont des mœurs très spéciales. Il paraît, mais ce n'est qu'une rumeur qui court depuis des années, qu'ils sont homophiles et parfois pour les plus anciens d'entre eux, zoophiles. Des fellahs du coin ont retrouvé un grand nombre de leurs chèvres dans un piteux état, tellement traumatisées qu'elles refusaient le bouc même en période de chaleur.
   S'il n'y avait pas eu cette panne, il aurait rejoint la ville garnison de ces monstres et, qui sait, il aurait peut- être eu à subir les premiers et ultimes outrages. Comme la pauvre gent caprine, sans doute serait-il actuellement une de leurs victimes, marqué à vie. La chamelle qui le transporte l'éloigne de cette ville peu recommandable. Elle lui sauve la vie et l'honneur. Jamais, plus jamais, il ne traiterait quelqu'un de chameau !
   Les cahots le ramènent à la réalité  : le voyage devient plus qu'intolérable mais à aucun moment notre homme ne s'apitoie sur son sort. De temps à autre, il émet un juron tonitruant à l'attention de ces hommes en rut. Soudain, un soupir de soulagement s'échappe de sa bouche : il aperçoit tout autour de lui un océan de verdure, des hectares de vignes et, au fond, les premières habitations de Mascara. La chamelle logeait dans cette ville ! Il lui hurle un ordre, la monture se baisse et, enfin, il pose pied à terre. Son corps n'est plus que meurtrissures et douleurs lancinantes. Il s'éloigne mais la chamelle le suit pas à pas. Son instinct lui dicte que cet homme est gentil, doux et calme. Elle l'adopterait bien, un maître comme celui-là ne se trouve pas tous les jours sous les sabots d'un âne ou d'un chameau.    Brusquement, sentant la chaleur de son souffle sur sa nuque, il se retourne, vocifère et lui fait comprendre qu'elle doit retourner chez elle. Elle est de trop et, pour parfaire le tout, n'est pas du tout son type. Abattue, elle fait demi-tour tandis que lui se véhicule vers le bâtiment ou se nichent les hommes cause de tous ses malheurs. Sans prévenir, il pénètre dans la pièce d'entrée et se retrouve cerné par une nuée de femmes qui l'observe attentivement et le dévisage avec envie. En bonnes professionnelles, ces dames devinent dans ce beau militaire costaud une excellente affaire à tous niveaux.
   Lui, s'en moque et cherche du regard ses hommes au-delà des visages. Violemment, il houspille les furies, les écarte sans ménagement et fonce vers la pièce qui fait office de chambre. Il ouvre la porte et découvre le spectacle avec un haut le cœur  : sur, sous, et à côté d'un lit immense, les soldats perdus sont vautrés, nus, l'œil vitreux, totalement éteints.
   Sans perdre un instant, il court chercher un seau, le remplit rapidement et le vide avec énergie sur les gars avachis. D'une voix empreinte de colère, un ordre tombe, sec. Les hommes, tant bien que mal, se lèvent, remettent leurs idées en place et, à la vue de cet homme en uniforme, se mettent au garde à vous, nus. Un autre cri fuse : rapidement les gars se rhabillent, mettent de l'ordre dans leur tenue et se figent sans broncher.
   Notre chercheur missionnaire les place sans ménagement en rang d'oignons. Direction, la caserne, et à marche forcée. Le premier qui faiblit, chute en chemin ou ralentit le rythme, se prend le plus fantastique coup de pied au cul que jamais, de mémoire de militaire, on n'ait senti. Plusieurs heures plus tard, les retardataires lubriques se retrouvent aux arrêts. Lui, a rejoint la douceur et la reposante lueur tamisée de sa garçonnière aménagée. La mission est accomplie mais à quel prix ! Il a frôlé les pires dangers, a presque risqué sa jeune vie et ce qui lui reste d'innocence.    Qu'importe, ses jolies naïades, de leurs mains affectueuses et habituées, lui font oublier les stigmates et les souvenirs douloureux de cette périlleuse épopée. Au même instant, une fierté immense s'empare de son corps endolori : À aucun moment, il n'a trompé la confiance de ses supérieurs et de ses protégées.

Virées, copains et usages locaux.

   Sous ces cieux d'un bleu d'apparente sérénité, la vie de notre cher militaire ne se résume pas à une addition de tracas, de missions délicates ou dangereuses et de corvées contrariantes. Afin de combattre le côté rébarbatif de la vie de garnison et l'invasion inopportune de la nostalgie, notre soldat peut parfois s'octroyer, avec la bénédiction des officiers, une petite permission. Afin de chasser quelques heures l'image de sa caserne, il lui arrive de se rendre à Mers El Kebir. Un port de guerre. Le décor de cet endroit le change de la grisaille oranaise. Ah, ces fiers navires de guerre bardés de canons en érection constante, quelle allure ils ont ! Ces bateaux qui osent affronter sans rechigner les océans, même les plus en colère, blessant de leur étrave les vagues et les lames les plus violentes comme dans un duel sans cesse recommencé, quelle classe !
   Quant aux marins, il a vite sympathisé avec eux. Voilà des hommes dignes de porter ce nom d'appellation contrôlée  ! Ces types savent rire, faire bombance en faisant honneur aux mets qui leur sont servis. Ils connaissent tous les coins et les recoins où pouvoir faire la fête.
   Combien de fois a-t-il dégusté un bon couscous arrosé de sidi brahim avec eux ?
   Combien de fois a-t-il chanté à tue-tête les plus beaux morceaux de corps de garde dans les rues étroites et sombres du port ?
   Combien de fois se sont-ils écroulés envahis par un insondable chagrin, les yeux humides et tournés vers la France, à la pensée d'un steak-frites et d'un verre de vin rouge ? Ils ne les ont pas comptées, lui en a profité un maximum et seul cela importait. De toute façon, Il n'en garde que des souvenirs plus ou moins confus et parfois embrumés. Mais que d'heureux moments !
   Ces marins, il les préfère de très loin aux légionnaires. Eux, ont des pratiques tout à fait normales. Mieux, ils ont su, sans l'avoir jamais lu, appliquer une des pages du Coran : une fille dans chaque port et parfois plus d'une. Cela change des légionnaires qui s'offrent une chèvre ou une chevrette dans chaque bled.
   Un soir, de retour d'une ces virées mémorables, il musarde d'un pas très hésitant dans les rues d'Oran, tout à ses pensées. Soudain, strident, un cri déchire l'air moite de la nuit. Ce hurlement presque inhumain provient d'un petit bâtiment sur sa droite. Bien qu'ayant encore l'esprit embué par les vapeurs restantes de ses libations, il s'arrête. Une personne en danger, une vie à sauver peut-être ? À peine son devoir lui a-t-il dicté sa conduite qu'il se rue vers le petit immeuble et ouvre sans ménagement la porte. Le spectacle qui s'offre à lui le laisse abasourdi : à terre, gît un homme, un arabe. Autour de lui, des parachutistes et une multitude d'engins tous plus hétéroclites les uns que les autres. Il en reconnaît toutefois certains : ce sont des générateurs d'électricité. Des fils se promènent ça et là, sans protection, sur le sol. Qu'est ce donc que ce fourbi ?
Pas au courant de toutes les activités du coin, notre héros a investi le siège social de la société productrice d'électricité locale, une société placée sous la bienveillante tutelle de parachutistes bénévoles. Comprenant son émoi, les dits parachutistes lui expliquent la situation. Il s'agit là d'un stupide incident : l'homme à terre est un apprenti de la « maison » ; cet imbécile n'a pas respecté les consignes de sécurité qui lui avaient été transmises. Il travaillait nu-pieds et ce maladroit se les est pris malencontreusement dans des fils que l'on n'avait pas encore installés, des fils d'autant plus dangereux qu'ils étaient dénudés. Il a pris une superbe décharge qui explique les traces de brûlures aux pieds et aux mains. Mais, maintenant, il ne risque plus rien car les premiers soins lui ont été apportés et un médecin ne devrait pas tarder à arriver. Soulagé, notre homme salue et quitte l'immeuble pour poursuivre sa balade régénératrice dans la quiétude de la nuit oranaise.
   Il lui reste quand même une sensation étrange dont il n'arrive pas à se débarrasser. Ces parachutistes donnaient le spectacle d'hommes heureux de travailler, et de nuit en plus. Jamais, il n'aurait d'accointances avec des types si bizarres. Cela se révélerait beaucoup trop risqué pour son moral et son équilibre psychologique.

Départ, nul remords, regrets et mélancolie.

   Les semaines et les mois passent avec leurs lots de vicissitudes et d'ennuis et, pendant que lui et bien d'autres gâchent à leur corps défendant une bonne partie de leur jeunesse dans une région devenue hostile, à Genève, un troupeau de plénipotentiaires costumés et cravatés livre d'âpres combats. Agglutinés autour d'une table et d'un tapis vert, ils se battent à coup de mots et de verbiages sans risquer la moindre once de leur vie.
   Par la force des mots, ils gagnent la guerre dans les salons alors que sur le terrain ces mêmes vainqueurs ne sont que des vaincus. Le poids des mots a finalement eu raison du choc des armes. Notre soldat, comme tous ses copains, ressent une sensation de dégoût, une certitude de s'être battus pour la gloriole d'une caste politique qu'ils ont envie de vomir.
Peu avant que les autochtones ne déclarent leur indépendance, notre homme, comme bon nombre de ses copains, quitte l'Algérie. Pour lui, c'est une fête car il va retrouver l'Hexagone, tout ce lui est cher et toutes celles qui, depuis des mois, guettent son retour, brûlantes d'impatience.
   Le bateau qui le ramène se met en marche. Sur le quai, quelques badauds assistent au départ pour un ultime salut. Parmi eux, une dizaine de jeunes femmes, les yeux rougis par les pleurs, le visage inondé de larmes crient leur amour et leur désespoir à cet homme. Elles ont retiré leur hidjab mouillé par les gouttes de chagrin incessantes. Entre deux séries de youyous, elles lui jurent fidélité et lui promettent une vie de chasteté jusqu'à son hypothétique retour. Ce quai est devenu en peu de temps le quai des lamentations.

   Debout sur le pont, il perçoit dans le vent leurs cris et leurs sanglots. Il les devine qui tendent les bras vers lui. Accrochésà leurs jambes ou coincée dans leurs bras, une colonie d'enfants lui font de grands signes. Une progéniture dont il ignore le nombre exact, les noms et même, parfois, la provenance. Cette troupe accablée et ces fatmas effondrées de détresse ne le touchent plus. Le navire sort maintenant du port et il ne les entend plus. Pourtant, alors que ce port s'éloigne, accoudé au bastingage de la poupe du navire qui le ramène, son regard reste fixé sur la ligne blanche de l'Oranais. Au tréfonds de lui-même, il sent qu'une partie de sa vie est là bas : il laisse un petit bout de son âme accroché aux rayons du soleil maghrébin et un bout de son cœur planté dans ce sol qu'il a maintes fois arpenté. C'est promis, un jour peut être, il viendra en reprendre possession si l'Histoire lui en offre l'occasion.
   Plus s'éloigne la côte et moins il a de remords, uniquement quelques regrets : l'imprègnent désormais les images de cette terre aimée du soleil, la pureté de l'azur algérien, les odeurs et les couleurs maghrébines qui s'allient aux parfums d'Orient de ses amies hypocoristiques, la beauté mystérieuse des fatmas au visage hâlé et voilé, les chaudes caresses de l'astre-roi, les troupeaux de chèvres pour lesquelles, le temps passant, il s'était pris d'affection. Des chèvres et chevreaux qu'il avait découverts, ludiques et lubriques, sautant autour de lui comme pour l'inviter à partager leurs jeux bucoliques. Pourquoi les avait-il si longtemps ignorés  ? Elles au moins, contrairement à certains hommes ou femmes, savaient rester simples et n'étaient pas envahies par une fatuité malsaine quand elles avaient conquis un mâle. Finalement, les légionnaires qui l'avaient tant effrayé ou dégoûté connaissaient peut être la recette du bonheur. Qui sait ?
   Il a passé plus de 1001 nuits sorties parfois d'un conte de Shéhérazade. Des jours, des nuits et des instants de bonheurs furtifs s'imprègnent doucement dans les méandres de son cerveau et des souvenirs vont se mêler furtivement aux arcanes de sa mémoire. Il n'est pas encore conscient de ce travail mais une chose est certaine : cette mémoire se réveillera sans prévenir toute sa vie restante et certains de ses actes seront dictés subrepticement par des souvenirs, des sensations, des sentiments et des impressions diffuses connus à cette époque de sa jeunesse. Une jeunesse que des guignols gouvernementaux à l'abri des lambris des ministères lui ont volée et gâchée sans jamais s'en excuser ou l'en remercier.
Alors que la lumière décroît lentement et que débute une traversée nocturne, dans le lointain s'estompent les côtes d'une Algérie qui finit par se confondre avec la mer pour disparaître enfin dans les flots avec le jour.

Fin de la première époque


Seconde époque

HEXAGONE ET AMBITIONS DANS LES ETOILES.
Redécouvertes et sensations

   Pour la première fois depuis des lustres, il dort d'un sommeil vrai, réparateur. Il dort du sommeil des justes, de celui qu'aucun petit bruit insolite ne réveille en sursaut.
Depuis quelques heures, il n'est plus aux aguets continuels. Le paquebot, traverse la nuit qu'il trouble uniquement du ronflement de ses moteurs. Sur le coup de cinq heures, à l'aube, notre presque démobilisé s'éveille, serein, reposé. Sa nuit fut courte mais profonde.
   Une bonne douche, un léger en-cas qu'il a sous la main et le voilà habillé qui part sur le pont. La mer  ! Voir, admirer la mer, même de nuit. Pendant les trois années qu'il a passées à Oran ou, parfois, à Mers El Kebir, il l'a vue cette mer mais, jamais, il ne l'a vraiment regardée.
   Le cœur et l'esprit étaient occupés ailleurs sans discontinuer. Ses yeux et son regard accomplissaient un travail de surveillance, il n'avait pas à s'en servir comme les outils d'un juge d'œuvres artistiques, si grandioses fussent-elles. Seules ses compagnes des moments rares de félicité avaient eu le privilège de les admirer comme outils d'un esthète. Dorénavant, il se servirait de son regard pour, observer, admirer, et goûter aux couleurs et aux formes les plus chaudes et les plus gracieuses d'une vie terrestre qui s'offraient à lui.
   Pour le moment, il campe béat et rêveur devant cette immensité liquide et comme vivante. Une légère houle danse à la surface en rythme avec le grondement lancinant des moteurs. Seul sur le pont, il guette autour de lui : rien que de l'eau. La quiétude de l'endroit le tranquillise. Pour une fois, la solitude ne pèse rien, il la ressent comme un bienfait. Au large, les lumières d'un navire avancent dans le ciel que commencent à blanchir les rayons encore invisibles du soleil. L'horizon revêt avec langueur son diaphane habit matutinal. Encore quelques minutes, et il pourra se laisser aller devant la naissance d'un jour nouveau, le premier d'une vie à reprendre en main et à guider vers des espérances longtemps enfouies ou gommées par le doute et les moments de désespoir.
   Une brise venue de terre le caresse. Elle emmène avec elle les parfums de Provence qui effleurent son nez. Alors, il perçoit une odeur alliacée, annonciatrice d'une terre proche.

   Trois heures sur le pont du navire lui ont permis de s'imprégner des premières lueurs de l'aurore et de la montée aux cieux du soleil. Pendant de longues minutes, il a pu enfin voir des millions de luminescences poudroyés au beau milieu d'une Méditerranée de moire jusqu'à ce que le soleil enveloppe la surface d'une brillance qui, petit à petit, les a engloutis un à un. À l'heure qu'il est, il retrouve la couleur azur du ciel méridional, une couleur reposante et sucrée. Attentif et impatient, il cherche les premiers contours de la côte.
   Tout à coup, son cœur bat la chamade, des larmes glissent sur ses joues, ses membres tremblent ou flageolent. Là  ! Droit devant ! Des côtes, un ruban interminable émerge de la brume matinale : La France ! enfin ! Pas un mot ne se décide à sortir, pas un cri de joie ne se libère. Sa gorge nouée ne peut même pas refouler ce sanglot qui persiste à ne pas s'échapper et fait barrage à sa voix. Autour de lui, des centaines de garçons s'accrochent au bastingage et tentent de repérer le port. Certains regardent une photo, d'autres relisent une lettre pour mieux s'imprégner de mots qui leur seront dits sur le quai. Encore un peu de patience et ils pourront libérer ces hurlements de bonheur si longtemps contenus. Jamais, depuis leur départ d'Oran, le temps n'a paru autant s'arrêter.
   Le paquebot fend avec assurance les flots calmes d'une Méditerranée qui n'a pas la même odeur que celle d'Algérie. Lentement, il se rapproche du littoral, face à eux, les passagers voient émerger de la brume les hauteurs érodées des Maures qui caressent des nuages roses et épars. Ils ne savent plus où donner des yeux. Sur leur gauche, ils distinguent la masse du château d'If. Sur la côte, un promontoire surmonté d'un sémaphore leur annonce que l'entrée dans la cité phocéenne s'avère, de minute en minute, plus imminente.
   Tous, et surtout chaque soldat, ont cessé brusquement de regarder leurs images accroche-mémoire ou de relire pour la énième fois des missives témoins de longues relations épistolaires. Comme ballottée par le tangage, leur tête dodeline pour finalement se figer et fixer un point précis.
Un silence pesant tombe sur le navire. Nul n'ose prononcer un mot, émettre un seul son : fière d'un semblant d'invincibilité, la jetée du port de Marseille défie devant eux, les vagues et la houle. Au-dessus, dominatrice et protectrice, la bonne Mère de la Garde trop dorée dans le soleil, accueille avec une sensation de douceur ces rescapés d'une guerre si honteuse qu'elle n'a jamais dit son nom. L'émotion est si forte qu'aucun d'entre eux ne peut la contenir. Les larmes mouillent les regards et glissent sur les joues qu'empourpre un mélange de sentiments diffus. À quelques mètres du bateau, les quais du Vieux Port couverts par une marée humaine en transe, sont devenus méconnaissables pour les marins et les habitués. Le navire, au ralenti, laisse sur tribord le port légendaire surmonté par la tour Maubert et se dirige vers le bassin de la Joliette envahi par des milliers de gens tendus et oppressés par l'émotion.
   La sirène du paquebot retentit à plusieurs reprises suivie par une intense clameur sortie de centaines de poitrines enfin libérées après d'interminables minutes de captivité volontaire. En douceur, les machines arrêtent leur vrombissement, laissant le navire glisser en silence vers son lieu d'accostage. À peine les amarres jetées et accrochées aux bittes, qu'une demande, ressassée comme un leitmotiv, monte de la foule avec insistance  : la passerelle ! la passerelle ! En quelques secondes, celle-ci est abaissée. Les premiers passagers la dévalent.
   Perdu dans la cohue des jeunes soldats bouillants d'impatience, notre homme observe la multitude grouillante. Bien que personne ne l'attende ici, il pousse les passagers qui le précèdent pour poser pied à terre. Un petit saut et le voilà avec son barda sur le quai. Le sol de France, enfin ! Autour de lui ses copains étouffent dans les bras trop serrés d'une mère, d'une sœur, d'une promise ou d'une épouse depuis si longtemps désirée, venues les accueillir. Passés les premiers instants de bonheur et de scepticisme, il jette son sac sur ses épaules et, piqué par une crise subite d'ochlophobie, d'un pas alerte quitte la foule au sein de laquelle il commence à étouffer.
   Quelques hectomètres encore et il quitte le port. Lentement, il se dirige vers le quartier de la Tourette, remonte les venelles du Panier et pénètre sur une place proche. La vision urbaine qui s'offre à lui le statufie sur le trottoir qui grouille déjà de gens pressés de s'user à la tâche : les rues et la place sont envahies par un ruban sans cesse mouvant d'automobiles, d'autobus et de vélomoteurs. De tous bords, il est harcelé par l'odeur suffocante des gaz d'échappements et le vacarme incessant qui semble surgir des entrailles de la ville. Non ! Il rêve, ce n'est pas possible ! Ce spectacle se rapproche du cauchemar. Des dizaines de types sont rivés à leur siège, derrière un volant qu'ils tiennent, figés et crispés. Le visage écrasé sur le pare-brise, les chauffeurs paraissent comme fascinés par le bitume de la voie et le cul de la voiture qui les précède.
   Revenu de sa stupeur, notre militaire se propulse à grands pas dans un bistrot. Aussitôt entré, il s'assied et jette un coup d'œil circulaire dans l'estaminet. Sur le comptoir, un petit poste de radio laisse s'évader les voix de chanteurs qui ânonnent des paroles plates sur des rythmes syncopés. C'est une musique de cinglés ! Il tend l'oreille mais en vain : Luis Mariano, Tino Rossi, Montand... On ne les entend plus ? Le patron lui rappelle que les temps ont légèrement changé, la jeunesse et sa musique avec, deux ans que cela dure. Dans sa tête, un brouillard plane au-dessus d'une pensée qu'il espère fausse : des sauvages, de vrais sauvages ! Ses compatriotes sont devenus fous. Pourvu qu'avec le temps et les habitudes, il ne soit pas contaminé à son tour !

   Au-dessus, sur une étagère accrochée à un mur sans personnalité, il aperçoit un poste de télévision. Il n'en avait vu que chez son colonel. Comment font-ils pour se payer tout cela ? L'homme, un instant dubitatif, réalise que pendant ses trois années d'absence, ses compatriotes n'ont pas perdu de temps ni le nord. Il se renseigne auprès du tenancier du caboulot et apprend que le Français, moyen depuis peu, connaît désormais les ingrédients du bonheur : l'appartement acheté à crédit dans un immeuble à prix modéré, l'automobile pour sortir le dimanche après-midi inhaler l'air de la campagne et, pour parfaire le tout, la télévision, lucarne froide ouverte sur le monde, rassembleuse des familles autour de la table dans un silence quasi religieux.
   Inimaginable ! Toutes ces émotions l'ont un tantinet bouleversé. Il lui faut se remettre dans l'ambiance. D'une voix hocqueteuse, il commande une boisson. Un ballon de Beaujolais et, puisque l'établissement fait aussi gargote, il décide de prendre son petit déjeuner. Le premier vrai depuis des mois. Le liquide uval et pourpre avalé, il s'assied à une table et hume sans retenue l'arôme de ce café au lait, produit typique de la France, dans lequel il trempe avec jouissance un croissant frais, beurré à souhait. Il le porte à sa bouche et le déguste. C'est sûr, maintenant il est en France, chez lui. Un regard vers la rue et son brouhaha urbain et il réalise enfin que bien des changements se sont opérés. Après un peu de repos, il lui faudra s'adapter pour avoir accès à sa part de gâteau.

Repos avant la chasse au turbin

   Sitôt sorti du caboulot, il se souvient que trois jours de repos total ont été offerts à tous ceux qui, comme lui, doivent aller récupérer la quille et larguer ces défroques militaires si peu seyantes. Trois jours ! Rapidement, il redescend vers le Vieux Port, traverse les quartiers populaires de Marseille et se décide à se renseigner sur les horaires d'autocars en partance pour l'arrière-pays. En deux temps, trois mouvements, son barda est enfoui dans un casier de consigne à la gare saint Charles. Il embarque avec lui de quoi se sustenter et le voila embarqué dans un vieil autobus qui remonte les routes escarpées au milieu de la garrigue provençale. Où va-t-il ? Peu lui importe, il descendra dès que le décor l'inspirera. Ses yeux deviennent fous, il ne sait plus quel ordre leur donner. La pupille en effervescence, il tourne la tête de tous les côtés : la montagne Sainte Victoire, modèle immortel d'un peintre de génie et de renom, le Lubéron, et là-bas, perdue au milieu du paysage, une petite cité timide, Gardanne. C'est trop pour un début de matinée en période de réacclimatation ! Son cerveau demande puis implore grâce. Sage, il clôt les yeux et se laisse bercer par les mouvements indisciplinés de l'antiquité qui sert d'autocar.
   Après une heure de routes cahoteuses, il se décide  : là ! Sa terre promise pour quelques heures. Sitôt demandé l'arrêt, le chauffeur se range et, en deux bonds, notre bonhomme est arrivé sur le petit terre-plein qui longe la route. À peine reparti l'autobus, il va, erre d'un pas tranquille et scrute chaque coin du pays. Un vent tiède lui caresse le visage . Lui ne sait plus où donner des sens. Ses narines perçoivent une odeur balsamique qui flotte dans l'air. Toute la végétation exhale les arômes du pays. Au loin, les contreforts des Alpes se détachent sur un fond azur et se dissimulent dans le coton des rares nuages.
   Sur sa droite, à perte de vue, des champs de lavande. Une immense mer céruléenne qui ondule, otage de la brise méridionale. Elle lui saute à la figure. De temps à autre, une fragrance fleure jusqu'à lui et l'infiltre pour la journée. Un sentiment de plénitude le capture par surprise. La matinée ne fait que commencer et la nuit fut courte alors, pourquoi pas ? À dix mètres de lui, un champ d'herbes plutôt sèches, des oliviers rabougris, des buissons de thym, de serpolet et une plante grasse. Arrivé jusqu'à eux il s'allonge, s'étire et doucement s'endort pour sa première sieste, une sieste en avance sur l'horaire traditionnel dans le pays mais un somme qui s'annonce très réparateur.
   Avec un sourire de bébé, il somnole. Un message se grave alors en lui : pendant des mois, il a vécu au présent, sans jamais faire de projets ni vaticiner quant à ses lendemains que des poignées d'impondérables pouvaient anéantir. À partir d'aujourd'hui, il jouera sa vie comme bon lui semblera, en profitera à tous les temps et par tous les temps. Personne ne lui dicterait sa conduite et le chemin à suivre. Il avait une théorie lorsqu'il était étudiant : ni dieu, ni maître ! Désormais, il la pratiquerait totalement et déciderait seul de sa destinée.
   Depuis un bon moment, un vacarme incessant l'extirpe de son sommeil : foutu réveil-matin qu'il n'arrive pas à atteindre. Ses mains cherchent puis tentent de caresser une ou des formes à son côté. En vain, uniquement du vide. Pris de panique, il se réveille en sursaut et s'aperçoit qu'il est allongé sur le sol. Pas de réveil-matin mais le chant strident et incessant des cigales qui craquettent. Avec lui, personne ! La femme qu'il cherchait désespérément à câliner n'existait que dans son rêve. Il n'est plus dans une chambre mais a recommencé sa nuit sur la couche que la nature lui avait offerte.
   Un moment ébranlé, il se remet de ses émotions. Après tout, c'est aussi bien comme cela. Pas de fatigues inutiles et d'exercices usant tant qu'il n'aurait pas récupéré totalement. Pour l'instant, un bon comprimé d'aspirine ne lui ferait pas de mal, bien au contraire ! Toutes ces exhalaisons qui embaument l'air et ce soleil qui tape comme un forcené lui ont donné une céphalée qu'il voudrait bien sentir s'estomper.

   Combien de temps avait-il dormi ? Il regarda sa montre et constata avec effroi que le voyage l'avait épuisé. Il avait été séduit par Morphée pendant cinq heures. Tout l'après-midi, il était resté inerte en pleine garrigue avec un soleil assassin qui lui laissait un souvenir douloureux sous le crâne. Il décida de retourner à Marseille par ses propres moyens avec ce que la nature lui avait légué de mieux pour voyager : ses jambes. Après tout, il lui restait deux jours pour rejoindre la gare. Il plongea la main dans sa musette de fortune et saisit de quoi prendre des forces. Tout en mettant ses mâchoires à contribution, il descendit les flancs de la montagne d'un pas assuré. Jusqu'au soir, il flâna vers la vallée, admiratif devant les sites qui tombaient sous son regard. Quand la nuit tomba, il s'allongea sous un arbre solitaire et plongea dans un sommeil qui se révélait plus qu'utile.
   Le lendemain matin, après avoir calé sa poche gastrique, il redémarra et dévala les sentiers pentus. Au bout de quelques heures, il eut la sensation très nette qu'une chape lui écrasait la tête. Arrivé au zénith, le soleil travaillait à plein rendement et, pour comble de malchance, pas de vent, même pas le moindre zéphyr. La canicule devenait insoutenable. Il regarda autour de lui : pas l'ombre d'un buisson, pas un endroit ombragé où pouvoir oublier cette sueur malodorante qui lui collait au corps. Découragé, il balaya des yeux le ciel dans l'espoir d'y découvrir des nuages annonciateurs de pluie. En vain. Abattu, il tomba à genoux sur le sol rocailleux, leva les bras et se lança dans une prière incantatoire destinée aux hamadryades. Il ne demandait pas grand-chose, juste une yeuse, un olivier ou, au mieux, un ou deux halliers. La réponse devint, les minutes passant, de plus en plus illusoire. À contre-cœur, il dut admettre l'évidence : jamais il n'atteindrait Marseille à ce rythme et sous cette canicule. Vaincu par les éléments, il mit une couverture sur sa fierté et s'assit sur le rebord de la route, tendant son pouce sans enthousiasme dans la direction de sa destination.
   Après deux heures d'attente sous un soleil trop zélé, une camionnette d'où débordait un régiment de melons s'arrêta. Le conducteur, une fois connue la destination finale de notre marcheur fourbu et vexé, le fit grimper dans la cabine et, dans un tourbillon de mots, le reconduisit à son point de départ de la veille. À Marseille, notre homme descendit à quelques mètres de la Cannebière. Saoulé par le discoureur qui l'avait transbahuté, il avança sans rien entendre du tumulte qui enveloppaient la célèbre avenue.
   Son estomac le rappela à la réalité  : voilà deux jours qu'il n'avait pas ingurgité un repas digne de ce nom. Sur le front de mer, il aperçut un restaurant. En quelques enjambées, il traversa la voie sans prêter attention aux multiples automobiles qui la sillonnaient. L'habitude de surveiller l'arrivée de ces véhicules n'était pas prise. La chance le coiffant depuis des années, il fut rapidement devant le restaurant. Une fois refermée la porte, il sentit flotter jusqu'à lui l'odeur du poisson et posa discrètement un regard circulaire sur les tables. Les consommateurs donnaient la nette impression de se régaler devant une soupe de poisson qui expliquait le fumet. Il s'assit à une table située au soleil et appela le patron  : « Bonjour, je désirerais goûter à votre soupe de poisson ».
   Interloqué, le restaurateur écarquilla les yeux devant cet original.
   « Une soupe de poisson, quelle soupe ?
   - La même que celle prise par les autres clients. »
   À ces mots, le tenancier se raidit, son visage devint rubicond, les joues gonflèrent à s'éclater et, les yeux exorbités, il se mit à vociférer :
   « 
Quoi  ? Une soupe de poisson ! Ici, monsieur, nous ne faisons pas dans la vulgaire pitance ! Ce divin plat, monsieur, s'appelle une bouillabaisse. La seule, l'unique, la vraie. Celle pour qui même Jésus se serait damné  ! Ce plat, monsieur, c'est la Rolls-Royce de la gastronomie mondiale. Même le président de l'Amérique nous en commande. Vous êtes un ignare. Vous ne méritez même pas d'en connaître le fumet et le goût, monsieur ! Pourtant, je vous pardonne parce que vous avez une bonne tête et que vous êtes un étranger, je vous offre une assiette de mon chef-d'oeuvre. »
   Notre jeune homme, confus, remercia d'une voix inaudible. La salle, soudain, était redevenue étrangement calme. Le patron lui posa sa bouillabaisse quelques minutes plus tard et lui demanda  :
  
« Et avec ça, que boirez vous, monsieur l'étranger ? »
   Après un temps d'hésitation, la réponse tomba :
   « 
Un muscadet, s'il vous plaît. »
   Le visage du patron s'empourpra de nouveau. Il se pencha, posa ses immenses mains sur la table, renversa l'assiettée et d'une voix de stentor hurla :
  « Comment ? Mais vous devenez complètement fada  ! Qu'est ce que vous me demandez là ? D'avoir un mort sur la conscience  ! Cette piquette, monsieur, ce sont les Parisiens qui s'empoisonnent avec mais pas nous ! À Marseille, nous sommes des gens sains. Peuchère  ! Vous êtes jeune, faites comme nous et ne vous tuez pas. Il n'y a qu'une boisson convenable : le pastis ! Avec un tout petit peu d'eau sinon vous êtes un meurtrier. Monsieur, apprenez que le nectar des dieux de l'Olympe, la panacée à toutes les grandes maladies, celle qui a vaincu les plus terribles épidémies dans le monde, c'est le pastis ! Notre pastis ! Compris ? »
   Notre soldat, la gorge nouée, fit signe que oui. Le vendeur de limonade lui offrit un verre. Il le but, eut un léger haut le cœur et s'esclaffa :
   « Délicieux, divin ».
   Le tenancier sourit et se détendit. L'orage était passé. Intérieurement, notre homme eut une pensée brève et lucide : ces marseillais étaient restés trop longtemps exposés aux ardeurs du soleil qui les avait rendus fous à lier. Si le pays respirait la beauté, ses habitants n'étaient que des aliénés bons pour l'internement dans les plus brefs délais. En peu de temps, il acheva de vider son assiette, se leva de sa chaise et demanda l'addition. À la vue des chiffres, une bouffée de chaleur lui traversa le corps. La note était salée mais il se raisonna, se disant que la cuisine du pays était épicée et qu'il y avait sans doute une relation de cause à effet. Il lui fallut prendre l'air afin de se remettre de ses émotions multiples.

    L'après-midi avait quelques longueurs d'avance et il se résolut à faire un semblant de tourisme en dilettante dans les quartiers pittoresques de la ville. Au bout de cinq minutes de flânerie, il aperçut des hommes sur une place, regroupés à l'ombre lénifiante de cytises et de marronniers. Ils s'agitaient, parlaient haut et fort et donnaient le spectacle d'une querelle. Il s'en approcha et vit un terrain de terre battue sur lequel attendaient des objets de métal sphériques. Prompt à se lier, il interrogea les protagonistes :
   « Vous jouez aux boules à cette heure ? »
   Brusquement, un silence glacial et réprobateur balaya le terrain. Une réponse sèche tomba :
   « Des boules ! Mais vous nous insultez monsieur ! Les boules, ce n'est pas un sport, c'est un petit jeu pour les comiques parisiens. Nous, monsieur, on pratique la pétanque, la seule, l'universelle. Voilà un sport d'hommes. »
   Notre homme éclata d'un rire bruyant :
   « Un sport, vous n'êtes pas sérieux, j'espère  ! Le rugby, la natation peuvent s'enorgueillir de ce titre mais votre pétanque n'est qu'un passe-temps, un loisir. »
   Les hommes courroucés et menaçants s'approchèrent de lui :    « Mais qu'est ce qu'il nous raconte le parigot, il n'y connaît rien et il a l'outrecuidance de nous faire un cours sur la pétanque, à nous, des vrais marseillais depuis des centaines de générations. Té ! À la pétanque, tu te concentres un maximum, encore plus fort que les savants des fusées américaines, si fort que la tête, à la fin de la journée, elle explose. Il faut tout connaître à la pétanque ! On apprend au pitchoune à la reconnaître dès le berceau. Le petit, il vient au monde avé les boules de pétanque dans les mains. Après, il apprend à viser, à tirer, pointer, plomber et faire des carreaux extraordinaires. S'il n'y parvient pas, ce n'est pas un vrai marseillais et son père, il a la preuve qu'il est cocu avé un parisien. Tu comprends, monsieur le Parisien, la pétanque, c'est le seul vrai sport d'intellectuel et nous, sur la Cannebière, on reste les champions du monde ! Oh, Bonne Mère ! Regarde-toi ! Tu as une belle gueule de Casanova mais dedans, le Bon Dieu, il a oublié de mettre la marchandise. Alors, tu ne peux pas comprendre. La pétanque, avé ta tête vide de séducteur, tu ne saurais même pas comment on tient la boule et encore moins comment l'envoyer. Allez ! Fais-nous un peu de l'espace qu'on puisse se concentrer. Vaï ! Vaï ! »
   Abasourdi, noyé sous le torrent de paroles de la diatribe du méridional, notre homme sentit monter progressivement un besoin impérieux de s'écarter de cette bande d'excités pour respirer une immense bouffée d'air salvatrice et remettre de l'ordre dans ses idées embrouillées. Après la bouillabaisse et le pastis, la pétanque ! Fous à lier, ces énergumènes devaient avoir le cerveau cuit par le soleil trop généreux du pays. Il s'avérait urgent de s'en éloigner et de les fuir. Qui sait ? Peut être risquait-il la contagion à court terme.
En deux temps, trois mouvements, il prit sa décision : demain matin, il prendrait le premier train pour Paris et jouirait de ses dernières heures de permission en compagnie de quidams normaux.

Capitale, échanges verbaux et course animée.

   Rester avec ces handicapés du cervelet ? Jamais ! Cela s'apparenterait à un suicide mental à petit feu. L'air gris et enfumé de la capitale l'attirait irrésistiblement. Cette mégalopole qu'il ne connaissait plus qu'en paroles ou par images interposées faisait partie intégrante de son être. Les Parisiens qui couraient s'enterrer dans les bouches de métro, les autobus vert bouteille de la R.A.T.P., les monuments qu'habillaient les fumées de tout acabit et que décoraient gratuitement les pigeons avaient une odeur particulière qu'il n'avait pas retrouvée depuis des mois. Ces choses et impressions manquaient à sa vie. Entendre râler et rouspéter un poivrot dans un bistrot, se fondre dans la foule grouillante sur les grands boulevards, se mélanger chaque matin, à l'aurore, aux travailleurs pressés qui se ruaient vers le lieu de leur labeur d'un pas rapide et saccadé lui devenait, d'heure en heure, de plus en plus vital.
   Il sentait venir sournoisement l'état de manque proche qui, traîtreusement, lui délivrerait sur un plateau d'argent une dépression nerveuse. La dépression, celle qui depuis peu de mois, faisait trembler les Américains de tout poil et enrichissait à tout-va les psychiatres des villes tentaculaires de ce pays démesuré. De cela, il était sûr  ! Un de ses copains de chambrée avait la chance d'avoir un oncle à New-York et lui avait narré dans le détail la vie quotidienne dans cet état mythique. Ce type de catastrophe mentale ne viendrait pas à lui et, pour y remédier, une seule solution : être englouti par Paris, entrer en osmose complète avec elle et attaquer à pleines dents un métier prestigieux et surtout, rémunérateur, qui deviendrait, les années passant, son ascenseur pour les hauteurs sociales.
   La journée touchait à sa fin. Il dîna tranquillement dans un restaurant tout en lisant les dernières nouvelles de la semaine dans un hebdomadaire qu'il avait eu l'occasion de récupérer dans une corbeille de jardin public. Sa promenade en ville et sur le port s'était révélée somme toute utile. Une fois gavé et repu, il se dirigea d'un pas de sénateur en retraite vers son hôtel, un retour rythmé, de temps à autre par des borborygmes bruyants qui troublèrent le silence et la quiétude vespérale tombés sur la ville.
   Rasséréné par son musardage, il pénétra dans l'établissement, grimpa dans sa chambre et, sans demander son reste à quiconque, se lova au fond du lit pour s'endormir et se laisser emporter par ses rêves de retour au sein des siens sans être réveillé par sa respiration stertoreuse.

   La sonnerie stridulente de son réveil-matin le fit bondir et tomber sur le parquet. Saleté d'engin ! À chaque fois, il devenait victime du manque de discrétion de cet appareil à couper les rêves. Jamais il ne s'y habituerait. Mais pourquoi donc n'avait-il pas réfléchi et acheté une clepsydre à la place de cette horloge miniature au timbre si désagréable  ? Peu importait, il y avait maintenant plus urgent et il commença à s'activer. Il se releva, courut vers le lavabo ébréché et fit une toilette de chat.
   Peigné, brillantiné, rasé de près, il s'empara de ses vêtements et les enfila rapidement. Un coup d'œil furtif dans la glace fêlée de l'armoire afin de réajuster sa tenue et la porte grinçante de la chambre était franchie. Notre gaillard dévala l'escalier quatre à quatre et s'arrêta devant le bureau de la patronne. Une rapide analyse de la note, quelques billets de banques froissés sur le comptoir, un au-revoir plus forcé que poli et la porte d'entrée de son refuge d'une nuit se referma derrière lui.
   Il galopa vers la gare Saint Charles, bouscula quelques passants éberlués sur son passage, traversa les rues à plusieurs reprises, manqua de peu un aller simple pour le paradis pour, enfin, se retrouver devant l'entrée de la station. Une fois récupéré son barda à la consigne, il se dépêcha d'acheter son billet pour la Gare de Lyon, leva les yeux et chercha le panneau des horaires. Horreur ! Son train ne quittait Marseille qu'une heure plus tard ! Il avisa et repéra un kiosque à journaux. Cinq minutes après, il repartait avec une dizaine de magazines sous le bras dont trois réservés aux personnes averties. Après tout, l'occasion de fréquenter de jolies européennes et surtout de les « admirer » ne s'était pas souvent présentée à lui !
   Il prit alors possession d'une table dans un café près de la salle des pas perdus, commanda un petit déjeuner et feuilleta, histoire de se mettre en appétit ou de plonger dans l'ambiance, ses exemplaires de littérature spécialisée. Il était encore tôt, peu de voyageurs erraient dans le grand hall. Il n'y avait pas de problème : personne ne lui ferait de remarques désobligeantes ou ne lui tiendrait rigueur de se cultiver différemment des citoyens dits bien-pensants. Après tout, il possédait un crédit de jeunesse à consumer et restait conscient d'avoir encore tout à apprendre dans certaines matières pratiques malgré la vie de patachon qu'il avait menée et ses multiples expériences exotiques.
   Cinquante pages de magazines plus loin, cinq expressos et quatre bières plus tard, une voix dissonante annonça par haut-parleur le départ prochain du train pour Paris. Notre homme se leva, régla ses consommations, emporta le peu de bagages qu'il avait avec lui et se dirigea rapidement vers le quai qui le concernait. En découvrant le convoi qui l'emportait, sa surprise fut grande  : le Train Bleu ! Il retournait à Paris par le Train Bleu ! Combien de fois avait-il entendu parler de ce train de légende qui reliait la capitale à la Côte d'azur ? Même une station de radio périphérique l'avait pris comme décor pour un feuilleton policier dont le héros exerçait la profession appréciée de reporter. Il admira les wagons puis se décida à grimper pour prendre place dans un compartiment. Il en dénicha rapidement un vide et s'installa.
   Seul à bord, il prit ses aises et se remit à sa passionnante lecture interrompue. Dix minutes plus tard, le convoi s'ébranla. Il était enfin en route pour Paris et des retrouvailles avec sa famille, ses amis et ses nombreuses amours abandonnées à regrets. Au bout de quelque temps, le bruit saccadé des roues sur les rails se transforma en une berceuse. Bien que sa nuit ait été de bonne constitution, notre militaire ferma peu à peu les paupières et plongea dans une somnolence qui le laissa face à des souvenirs parisiens et à l'ébauche de plans qu'il concrétiserait dès son arrivée.
Peu avant Lyon, la voix sourde du contrôleur le sortit de son demi-sommeil. Il présenta son billet et regarda par la vitre : au loin se détachaient les sommets des Alpes et le début de la Tarentaise. Il avait complètement raté le spectacle de cette Provence qu'il avait pu, durant ces deux jours, commencer à découvrir. Dès que son train eut quitté Lyon-Perrache, il sortit de son compartiment et se rendit dans le wagon-restaurant. Il avait depuis une petite heure un creux qui lui rappelait que, de temps à autre, un homme de constitution normale se doit de nourrir son organisme. Dans la voiture adéquate, il passa entre les tables et dirigea ses pas vers le bar. Là, un sandwich, un vrai, lui fut servi avec, pour faire passer la lourdeur du pain, un petit bordeaux.
   Tout en avalant son repas frugal mais nutritif, il discuta du pays avec d'autres voyageurs. Comment se portait le régime qui l'avait fichu dans ce merdier ? Que gagnait désormais un travailleur  ? Quels secteurs embauchaient le plus et, surtout, lesquels payaient le mieux ?
   Il narra dans le détail ce qu'il avait pu constater à Marseille et s'enquit de la façon dont vivaient les Français. Après avoir bien questionné et, surtout, écouté ses interlocuteurs, il eut la conviction de ne pas avoir rêvé dans la cité phocéenne. Aussitôt arrivé et rendu ses frusques à la valeureuse armée française, il dénicherait un employeur de valeur afin de pouvoir se lancer à outrance dans la société de consommation et profiter au mieux de tous les avantages qu'elle dispensait aux acheteurs de tout poil. Son café et pousse-café avalés, il retourna dans son compartiment pour y terminer les lectures pédagogiques et distrayantes entamées depuis le départ mais interrompues par un sommeil qui l'avait saisi subrepticement.
   Un vacarme le tira de son initiation : le son discordant d'une voix de crécelle annonça dans les haut-parleurs l'arrivée du convoi au terminus. Il se leva, se pencha à la fenêtre et fit un tour d'horizon rapide de l'endroit. Paris ! Il était enfin à Paris ! D'un geste brusque, il jeta sur son épaule son paquetage et courut vers la sortie. Il sauta sur le quai et avança rapidement vers le hall principal.
    Pourtant, à un moment, il eut un doute et s'arrêta net dans son élan : était-ce la réalité ? était-il vraiment arrivé à destination ? Nimbé par la fumée qui envahissait la gare, il risqua un coup d'œil lent et circulaire. Non, il faisait vraiment face à la réalité. Ces énormes motrices électriques toutes rutilantes, ces grosses locomotives sombres qui laissaient échapper une respiration de monstre asthmatique, ces immenses jets de vapeur qui se libéraient après des centaines de kilomètres de captivité, ces panaches épais qui s'élevaient pour finir en un volumineux nuage grisâtre sous l'imposante toiture vitrée de la station, c'était bien Paris !
   Voila un spectacle qui le changeait bigrement des vieilles locomotives trentenaires et poussives aperçues en Algérie. Ces machines fatiguées qui tractaient tant bien que mal des tortillards ridicules qui faisaient halte à tous les tas de fumier érigés le long des voies abîmées, surveillées en permanence par des soldats en armes qui remplaçaient les vaches, sans trouver pour autant de plaisir dans le spectacle de ces lents petits convois débonnaires.
   Ayant compris qu'il ne rêvait pas, notre homme partit s'asseoir au buffet et commanda un café. L'après-midi touchait à sa fin, il se décida à quitter définitivement cette gare grouillante et polluée pour se retrouver dans les rues légèrement enfumées de la capitale. Sur l'esplanade, il put constater l'intensité du trafic qui déclenchait un tohu-bohu inimaginable à son esprit.
   Sans perdre un instant, il héla un taxi, grimpa dedans avec son maigre barda et ordonna au chauffeur :
   « Place Blanche, s'il vous plaît. »
   Le conducteur, un homme d'une vingtaine d'années, lui rétorqua :
   « D'accord militaire ! Vous allez vous offrir un peu de bon temps ? C'est un coin drôlement fréquenté et sacrément animé avec de très jolis costumes, du style jupes courtes, jarretelles et bustiers légers. À l'occasion, on assiste à des courses de képis et de chaussures bicolores avec complet-veston rayé. Entre nous, ce n'est pas un peu cher pour la bourse d'un soldat ce charmant petit endroit ?
   - Pas du tout ! Et d'abord, je suis sergent ; deuxièmement, j'habite dans ce quartier, ne vous en déplaise ! Contrairement à ce que vous voudriez faire croire, ce charmant petit coin de Paris comme vous le dites si élégamment, est peuplé de gens tout à fait convenables. Ne vous fiez pas aux apparences. Je vous accorde que le voisinage n'est pas des mieux fréquentés mais on a l'occasion d'y faire parfois des rencontres intéressantes et même, dirai-je, enrichissantes.
   - Je n'en doute nullement et vous fais confiance quant au choix de vos amies ! » 
   Le chauffeur avait lancé la réplique sur un ton goguenard. Un sourire explicite lui barrait le visage.
   « Vous faites votre service ? Vous êtes basé à quel endroit ? »
    Sa curiosité grandissait aussi vite qu'il dévorait les kilomètres. Son passager répondit sèchement :
   « En Algérie !
   - Eh bien, dites-moi, vous avez dû en voir de belles ! Ce n'était vraiment pas une promenade de santé. Comme camp de vacances, ils auraient pu trouver mieux !
   - En effet !
   - Vous savez, faut pas croire, mais nous aussi, on a connu la peur et les coups. Ici, ce n'était pas tous les jours fête.
   - Vous avez accompli votre service militaire ?
   - Non, l'armée m'a réformé pour raison de santé. »
   Notre soldat rentra dans une rage folle. Il explosa et laissa se déverser sa bile :
   « Quoi ? Vous n'avez jamais connu l'ombre d'une arme, vous êtes resté planqué en France et vous avez l'outrecuidance de me faire croire que les Parisiens ont vécu dans la peur jour après jour. Vous vous moquez de moi ou vous me prenez pour le dernier des imbéciles ? »
   D'une voix tremblante, le conducteur répliqua  :
   « Nous avons eu un bon nombre de manifestations et les échanges avec les policiers ont été d'une extrême violence. »
   Après un silence très bref, notre homme répondit d'une voix monocorde, sur un ton glacial mais teinté de sentiments ambigus :
   « Ah oui, je saisis, vous avez combattu l'ennemi héréditaire et redoutable du français : Les C.R.S. ! Vous comprenez, en temps que récent ancien d'Algérie, je ne peux pas rester insensible après un tel témoignage. Je compatis à tous vos malheurs et aux souffrances que vous avez endurées. Quelle affreuse expérience que ces coups de matraques en caoutchouc dur sur vos épaules et votre dos déjà fatigués par une longue marche à travers la ville ! Quels sévices vous avez supporté !
   Je suis convaincu que vous gardez comme des reliques les cicatrices de ces aventures. Si j'étais à votre place et celle de vos infortunés camarades engagés dans ce corps-à-corps, j'écrirais au Président de la République afin de lui exposer mes doléances, pour protester et témoigner des voies de faits et de la coercition qui vous ont été infligés par les forces de l'ordre ! Je n'en reviens pas. Vous avez vécu sous une dictature ! Heureusement que je me trouvais en Algérie pour me faire trouer la peau, risquer de me faire égorger à un coin de rue ou me faire taillader en pièces ! Merde, alors ! Je l'ai échappé belle. Plus question de m'apitoyer sur mon sort parce que, je réalise finalement que j'étais un privilégié. »
   À l'entente de cette réponse, le chauffeur du taxi se sentit plus rassuré face à ce client qu'il avait cru un instant un peu dérangé. Il fit écho aux propos lénifiants de son passager :
   « Vous avez tout à fait raison, monsieur  ! Pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt ? Après tout, nous sommes les citoyens d'une république. Le petit peuple a aussi des droits, même celui d'exprimer librement ses opinions  ! Je proposerai cette suggestion à ceux qui se trouvaient avec moi et dont je me souviens. »

   À peine avait-il terminé sa phrase que l'autre se mit à l'injurier :
   « Pauvres types, tas de dégonflés, troupeau pusillanime, masse grégaire et servile. Je vous imagine aisément tous, banderoles en mains, arpentant les avenues de Paris en hurlant des slogans, pratiquant tous le psittacisme. Ce dut être l'horreur quand l'ennemi s'est découvert, massé devant vous afin de faire barrage à votre marche et à votre bêtise ! Je savais que le Français gravissait parfois les sommets de la connerie mais qu'il avait atteint de telles hauteurs, jamais cela ne me serait venu à l'esprit ! À vrai dire, je l'en croyais incapable l Les bras m'en tombent, ça dépasse tout entendement ! »
   L'orage s'éloigna ensuite de l'automobile. Le chauffeur freina brusquement et arrêta son véhicule devant le parvis de la gare Saint Lazare. Il se retourna, fixa le soldat, et, sur un ton péremptoire, lui dit :
   « Descendez vite de mon taxi ! Immédiatement  !
   - Non !
   - Comment ça, non ? Il s'agit de mon outil de travail et j'accepte qui je veux ! »
   Calmement, son client lui répondit :
   « Je reste pour deux raisons. Primo, vous n'avez pas le droit de refuser une course tant qu'elle est demandée dans vos heures effectives de service et deuzio, vous m'avez accepté comme client, je vous ai demandé de me conduire à une adresse, vous êtes désormais dans l'obligation de m'y mener. Au cas où vous refuseriez, je considérerais qu'il y a rupture d'un contrat et refus de vente. Tout cela vous vaudrait la chance de découvrir le décor d'un tribunal et d'admirer les jolies parures écarlates des juges. Je suppose que nous nous sommes bien compris ? »
   Le chauffeur, la tête posée sur le volant, ne cessait de psalmodier :
   « Ce n'est pas possible, Non ! Ce n'est pas possible  ! Il n'y en avait sûrement qu'un à la gare de Lyon et c'est moi qui en ai hérité ! »
   Totalement pantois, il démarra et se remit à rouler. D'une voix d'homme désappointé, il chuchota :
   « Eh bien, vous alors ! »
   Son client l'arrêta dans ses lamentations et lui annonça  :    « Monsieur, si vous aviez les neurones correctement connectés...
   - Pardon ?
   - Ne jamais aborder avec des inconnus : la religion et la politique. Si vous tenez à garder votre petite gueule d'ange et à préserver le plus longtemps votre santé, évitez dorénavant d'émettre vos opinions devant n'importe qui. Ce genre de situation peut s'avérer beaucoup plus périlleuse qu'une manifestation et les conséquences plus douloureuses qu'une simple matraque de policier dans le feu de l'action. Compris ?
   - Compris, monsieur.
   - Encore un conseil : ne tentez plus le diable, les Français ne sont pas mûrs politiquement. Ils votent comme ils jouent sur les zincs des bistrots. Les femmes élisent celui qui a l'œillade la plus séductrice ou tel autre parce qu'il représente le Prince Charmant qu'elles ont rêvé mais n'ont jamais trouvé. Quant aux hommes, ils ne valent guère mieux : obtient leurs suffrages, le type viril, autoritaire mais sans l'air d'un jeune premier qui pourrait troubler les rêves de leurs épouses bien-aimées. Tout le contraire du type qui rentre chez lui le soir pour être brimé par sa chère et tendre qui, elle, porte le pantalon au domicile conjugal.
   - Euh... Oui monsieur ! »
   Le chauffeur comprit qu'il lui valait mieux continuer à conduire en silence. Ce militaire gardait les séquelles de violents coups de soleil attrapés en Algérie. Il s'attendait à des réactions violentes et pensa que seul le silence restait sa meilleure arme contre ce type d'énergumène.
   Le taxi traversa Paris rapidement ; les Parisiens n'étaient pas encore sortis de leur antre. Une longue demi-heure plus tard, il fut en vue de la place Pigalle. À ce moment, sortant d'une torpeur éphémère, le passager annonça :    « C'est bon. Arrêtez-moi là. »
   Surpris, le chauffeur rétorqua :
   « Mais monsieur, vous m'aviez demandé de vous conduire place Blanche ! Nous n'y sommes pas encore. »
   Il n'eut pas le temps de continuer son explication et fut coupé net dans ses remarques :
   « Oui, je sais ! Mais j'ai une folle envie de fouler les trottoirs parisiens, de me mêler à la foule qui commence à se remuer, sentir l'air de la capitale ! Trois ans que j'attends ces moments ! Vous n'allez tout de même pas m'enlever ces plaisirs si futiles soient-ils ? Trois ans vous entendez ! Vous ne pouvez pas comprendre  ! »
   Le chauffeur arrêta son véhicule, encaissa son dû et ouvrit la portière à ce singulier passager. Celui-ci descendu, il s'empressa de mettre des lieues entre lui et son client.

Cure de mémoire sensorielle et amour retrouvé du pays.

   Sitôt le pied à terre, notre jeune déclassé commença à arpenter le trottoir. La place Pigalle ! Des mois qu'il ne l'avait pas vue ! Il l'avait presque oubliée. Bien sûr, le matin, elle n'avait plus ce côté attirant et hypnotique qu'elle offrait la nuit aux badauds et aux curieux. Pigalle dormait, les néons s'étaient éteints ; une vie diurne et calme remplaçait les folles nuits que connaissait ce lieu.
   D'un pas lent, il avança en direction de la demeure parentale. Dans une demi-heure, il aurait enfin retrouvé les siens. Tout en marchant, il se prit à remarquer des bruits auxquels il n'avait jamais prêté attention auparavant : le vrombissement incessant des bus qui démarraient d'un arrêt, le grondement sourd et souterrain du métro qui roulait sous lui. Il se mit à réaliser combien ces sons répétitifs lui étaient soudain devenus chers. Quel contraste avec le silence interminable et angoissant des nuits de patrouille dans les bleds algériens ! Un silence pesant dans lequel flottaient la méfiance et la peur ; un silence presque meurtrier qui torturait les esprits inquiets des jeunes appelés. Quel contraste saisissant ! Jamais il n'aurait cru qu'on put tant apprécier le bruit d'une ville si lancinant fut-il !
   Tout en progressant au milieu de la foule qui se ruait vers son labeur quotidien, il laissa son esprit vagabonder. Des souvenirs ressurgirent en lui sous forme de couleurs, de sons et d'odeurs qui le croisaient, aussi disparates les un que les autres : il sentait, entendait, voyait son pays quitté de longs mois auparavant.
   Il revit la couleur dorée d'un petit blanc sec dans un verre sur un comptoir de bar, sentit passer l'arôme doux amer d'un petit prince noir fumant versé dans une tasse, huma le fumet d'une baguette chaude et ouït le son de son craquement dans les mains des passants. Tant de bruits auxquels il n'avait que peu prêté attention avant.
   Dans ses pensées, il entendit le brouhaha des abonnés aux zincs campés devant un ballon de rouge ou une chope de bière ; tous ces hommes venus d'horizons divers en tenue de travail et en blouson qui rebâtissaient le monde à grand bruit, critiquaient et refaisaient la politique des dirigeants du moment à grands coups de « y'a qu'à », « y faut que », « on devrait » et toute une litanie d'arguments solides et bien sûr irréfutables.
   Il se remémora les cris stridents des bignoles prisonnières d'un escalier poussiéreux ; à peine levées, elles s'adonnaient à une de leurs occupations quotidiennes  : injurier un locataire étourdi qui avait eut l'outrecuidance de ne pas honorer le paillasson avant de pénétrer dans le hall rutilant du matin. Tous ces souvenirs qui s'entrelaçaient dans son esprit, c'était un peu de son pays qui lui revenait en mémoire, un peu de son pays qu'il se prenait soudain à aimer plus qu'il ne l'avait fait. Ces bruits, ces odeurs et ces images venaient s'étaler dans sa mémoire comme un énorme pansement sur des souvenirs douloureux, plaies encore trop vives et purulentes.
   D'un pas nonchalant, il se faufila entre les badauds et les vit sans les regarder. Tous ces gens qu'il croisait sur le trottoir, c'étaient ses congénères, ses compatriotes qu'il n'avait pas tellement remarqués durant son adolescence. Ce peuple, il en faisait partie ! Ce peuple avec ses qualités et ses défauts, ses bassesses et ses vertus, ses tares et ses dons, c'était le peuple de France si méprisé par les grands mais toujours debout face à eux et prêt à répondre présent au moindre son du tocsin.
   Une population que les « grands » de ce pays considéraient avec mépris comme de la piétaille, de la valetaille ou la populace. Aux yeux de ses notables trop bien installés, ce petit peuple était dans l'incapacité de penser sainement. Dans la bouche de ces dirigeants, appartenir au peuple était synonyme de trivialité ou de vulgarité. Pourtant, cette soi-disant populace prenait de l'importance au moment des élections : de petits ou moins que rien, les Français devenaient un grand peuple qui était le moteur et la richesse du pays. Glaner des milliers de bulletins électoraux demandait alors à ces Tartuffes un gigantesque effort de modestie et beaucoup de diplomatie ! Trop habitués au confort et aux privilèges de leur fonction, ces quémandeurs de voix avaient oublié qu'eux aussi ou certains de leurs ancêtres venaient de ce même peuple et qu'ils avaient trimé pour qu'eux-mêmes puissent un jour arriver aux sommets.
   Les Français ! Un peuple bizarre mais attachant par ses paradoxes, râleur et rouspéteur devant les lois qu'il respectait, revendicard dès qu'on décidait de soulager son porte-monnaie de quelques grammes, contestataire face à un pouvoir qui lui déplaisait ; un peuple rebelle à toute autorité mal venue et réfractaire aux ordres inopportuns qui menaçait ses habitudes et sa liberté ; un peuple de France cocardier et chauvin, fier de lui et de son pays, autant capable de lâcheté que de courage et de sacrifice dans les pires moments. Ces Français aimaient leur indépendance d'esprit et leur liberté et savaient le faire comprendre avec passion au besoin !
   Ce peuple tantôt grégaire tantôt individualiste, il en faisait partie, il s'enorgueillissait d'être un des multiples morceaux de ce puzzle hétéroclite et bigarré  ! Fier d'appartenir à cette nation dont les habitants amoureux de la vie savaient le démontrer au reste du monde ! Une multitude de gens bons vivants qui savaient savourer les moindres plaisirs d'une vie, du plus futile au plus sophistiqué. Des individus friands de bons repas qui dégustaient avec autant de délectation un pot au feu ou un bœuf miroton cuisiné par leur mère que les mets les plus raffinés ; cette multitude qui affectionnait tant les plaisirs simples ne pouvait pas être aussi bête qu'il l'avait pensé
   Les Français ! Tout un peuple inventif et créatif, débrouillard et ingénieux, adepte forcené du système D et fraudeur de temps à autre ! Un peuple frondeur et fraudeur qui pratiquait ces sports plus par besoin de démontrer sa force et son existence aux gouvernants que par manque de civisme rédhibitoire  ! Ce peuple millénaire, capable parfois de se montrer très con dans ses choix, il ne regrettait plus d'en être membre.
   Ces hommes amateurs de jolies femmes, amoureux de chacune d'entre elles, séducteurs et beaux parleurs mais toujours galants, il était leur pair ; ces femmes de France que le monde nous enviait, pimpantes, élégantes et apprêtées, dévoilant juste ce qu'il faut de leurs charmes pour plaire et séduire ; cette gent féminine souvent coquette et parfois amoureuse passionnée, il l'aimait encore plus désormais !
Tous ces Français qui pratiquait la séduction et l'amour comme un art et une religion, tous ces gens qui faisaient du badinage et du marivaudage un loisir empreint de distinction, il se sentait désormais plus proche d'eux. Il était en symbiose totale avec ces êtres qui formaient un pays sain, riche, libre et heureux de vivre.

   Au fur et à mesure que son esprit déambulait, une émotion intense avait fini par l'envahir et il ne put retenir un tressaillement de plaisir et de bien-être : il foulait le sol de la mère patrie. Chaque pas qui foulait le pavé, chaque mètre de trottoir arpenté était un morceau de vie normale qui venait se recoller à lui. Il retrouvait cette terre natale qu'il avait si souvent cru ne jamais revoir : il était chez lui !

Doux foyer, tendre famille, ami(e)s et enfin ... adulte.

   Il continua de cheminer quelques minutes et soudain, comme un lieu fantôme surgit du passé, il vit apparaître devant lui ce vers quoi il se dirigeait depuis son arrivée dans la capitale : la place Blanche ! Son cœur s'emballa et une immense bouffée de chaleur enveloppa tout son être : il se trouvait sur les lieux de ses exploits d'enfance et d'adolescence, à quelques encâblures de la maison familiale ! Encore quelques hectomètres à parcourir dans une rue adjacente et il toucherait le portillon d'entrée de la maisonnette de ses souvenirs.
   Un doute se mit à le parcourir : il avait prévenu sa famille qu'il arrivait en fin de matinée mais comment allaient se passer les retrouvailles après trois ans d'absence ? Dans quel état allait-il retrouver ses parents et le reste de la famille  ? Allaient-ils le regarder comme avant son départ ? Chaque semaine, ils avaient reçu des lettres qui tentaient de les rassurer sur son état mais cela avait-il suffi ?
   Jamais il n'avait omis d'envoyer de ses nouvelles qui les avaient rassurés sur sa santé mais eux, comment avaient-ils vécu cette absence forcée ? Comment avaient-ils ressenti cette guerre que nul ne voulait appeler par son nom ? Avaient-ils vraiment connu la peur comme l'avait raconté ce chauffeur de taxi qu'il avait si vertement rabroué ? Qui sait ? Cet homme disait peut être la vérité et lui avait refusé de le croire, convaincu qu'il était le seul avec ses compagnons à avoir connu cette peur omniprésente pour compagne. Il n'aurait jamais dû l'insulter et lui parler sur ce ton ! Trop tard ! Le mal était fait mais il n'y avait eu ni coup ni mort d'homme ; ce n'était qu'un incident de parcours qui serait vite oublié.
   Il tira sur la poignée de la cloche du portillon et, avant que ne s'ouvre la porte de la maison, il avança dans l'allée qui menait à celle-ci. La porte s'entrebâilla et il vit apparaître le visage de sa mère qui, après quelques secondes de prostration silencieuse, se mit à crier :
   « René ! Catherine ! Jeanine ! Vite, dépêchez-vous  ! C'est Luc qui arrive ! Il est à la porte ! »
   Luc ! Cela faisait des mois qu'il n'avait pas entendu quelqu'un l'appeler par son prénom. Durant des années, il n'avait été aux yeux de la grande muette qu'un matricule. Il s'était entendu nommer soldat ou sergent Le Guen par des sous-officiers et officiers très respectueux de la hiérarchie et des grades  ; pour ses copains de chambrée ou de patrouille, il était tout simplement Le Guen. Parfois, on s'était permis de le héler par un surnom qui lui avait été sympathiquement offert : l'intrépide, mais rarement, très rarement un de ses congénères et encore moins un supérieur ne lui avait rappelé son prénom. Ce prénom qui venait de sortir de la bouche maternelle avait une sonorité douce indescriptible, une sonorité emplie de tendresse, d'amour et de bonheur retrouvé.
   Toute sa famille se retrouva sur le perron et le regarda avancer vers le petit escalier de l'entrée. Sachant qu'il devait arriver en fin de matinée, ils étaient tous rassemblés pour le recevoir : son père, sa mère et sa sœur. À ce trio familial était venue s'ajouter sa petite copine ou plutôt, une de ses petites amies. Il s'arrêta au pied de la première marche, laissa tomber lourdement son sac et son barda et les regarda, sans bouger ni dire un mot. Son cœur battit si vite et si violemment qu'il crut que sa poitrine allait éclater.
L'émotion atténuée, il grimpa les marches quatre à quatre et se jeta dans les bras de sa mère. Celle-ci le serra si fort et si longtemps qu'il lui sembla qu'elle allait l'étouffer. Elle laissa couler silencieusement des larmes sur ses joues mais fut incapable de laisser échapper un mot tant sa gorge était restée nouée par l'intensité de sa joie. Luc embrassa sa mère à multiples reprises et l'entendit soudain lui susurrer à l'oreille d'une voix douce entrecoupée de sanglots brefs :
   « Luc ! Mon petit Luc ! Enfin ! Tu es de retour. Je te retrouve en bonne santé, indemne. Je vais pouvoir revivre et dormir sans cauchemar ni hantises. »
   Après quelques minutes, il se dégagea des bras maternels et se dirigea vers son père qui le prit solidement aux épaules en annonçant :
   « Alors mon fils ? Comment vas-tu ? Je te dis mon fils ou Luc car plus question que je t'appelle mon petit ou mon garçon. Après ce que tu as enduré, tu es un homme et je te parlerai en tant que tel. »
   Un bref baiser et une vigoureuse poignée de main échangés furent synonymes de retrouvailles père-fils.
   Luc fit quelques pas et prit sa jeune sœur dans ses bras. Dieu qu'elle avait changé ! La fillette de 11 ans qu'il avait quittée était devenue une superbe jeune fille. Il l'embrassa et la taquina :
   « Dis donc Catherine, te voilà devenue bigrement jolie. Tu dois en faire tourner des têtes dans le quartier ! »
   Sa sœur s'empourpra et lui répondit :
   « Arrête de dire des bêtises. »
   Son père réagit : ?
   « Tu as vu juste mon gars mais nous avons œil  ! »
   La famille embrassée, il tourna la tête et regarda longuement la deuxième jeune fille : Jeanine, sa petite amie qui ne l'avait pas oublié malgré les mois interminables de séparation ! Ses parents avaient eu l'excellente idée de la faire participer à ces retrouvailles familiales. Il lui sauta au cou, l'enlaça et l'embrassa longuement et passionnément.    « Bonjour ma Jeanou ! Tu es encore plus ravissante que lorsque je t'ai quittée. Toi non plus tu ne dois pas manquer de prétendants ! »
   En larmes, elle lui répondit doucement :
   « Ils ont tous essayé mais aucun n'était à la hauteur pour te remplacer. »
   Elle le couvrit de baisers, passa ses doigts dans ses cheveux, caressa son visage et goûta chaque seconde de ces tendres instants.

   Luc pensait que d'ici quelques jours, il allait retrouver ses autres petites amies. Il franchirait la frontière des arrondissements limitrophes et pourrait partager d'autres moments de bonheur intenses avec Isabelle, Martine ou Françoise. Toutes ces conquêtes qu'il avait dû abandonner pour une maîtresse imposée  : l'armée ! Toutes ses reines de cœur aussi différentes les unes des autres qui ignoraient l'existence d'une rivale ; ces jeunes filles qu'il aimait chacune à sa façon.
   Il rentra et annonça :
   « je prends mon barda et monte dans ma chambre me changer. Je vais ranger mes habits de militaire si seyants et profiter de vous. Demain, j'irai rapporter au quartier mon uniforme et dirai adieu à cette chère armée qui m'a accueilli en son sein. »

Dialogue et témoignage.

   Redescendu, il s'aperçut que, dans le salon trônait un poste de télévision. Il demanda à ses parents :
   « Vous avez la télévision ? »
   Son père répondit :
   « Oui. C'est bien à nous. Je suis monté en grade dans mon entreprise et nous nous sommes offerts ce merveilleux instrument. Tu verras, c'est sensationnel ! Nous avons des émissions de jeux, de la musique, des documentaires sur la vie des animaux et un journal d'informations télévisées le soir. »
   Luc rétorqua avec un brin d?ironie :
   « Oui je connais déjà. Quand tu parles d'informations, j'espère que tu crois pas ce qu'ils te racontent ?
   - Pourquoi donc mon gars ?
   - Parce qu'il s'agit d'informations téléguidées. Toutes les conneries que vous avez entendues sur la guerre d'Algérie, dis-toi qu'on ne vous a rapporté que le dixième de ce qu'il se passait vraiment. J'ai vu des horreurs et des copains mourir à mes côtés, j'ai été le témoin involontaire d'atrocités commises par des soldats sans honneur. Dis-toi qu'on ne vous a raconté et montré que ce qu'on voulait bien. On a débité des sornettes aux Français. J'ai eu l'occasion de regarder quelquefois ces fameuses informations : si vous saviez les mensonges qu'on a pu vous faire gober ! La façon que ces journalistes ont eu de vous parler de la guerre en Algérie nous a écœurés mes copains et moi. Cela n'avait rien à voir avec la réalité  ! Mets-toi dans la tête que cette télévision est un instrument entre les mains expertes et vicieuses du pouvoir. »
   Son père resta interloqué.
   « Mais pourquoi nous auraient-ils menti ? ?
   - Pour maintenir la paix en métropole, éviter toute contestation populaire et pouvoir rester en place ! Au fait, un type m'a dit que vous aviez vécu dans peur et que vous aviez eu à subir les foudres des policiers. C'est vrai ?
   - En effet, il y a eu quelques manifestations assez violentes contre l'O.A.S. et d'autres pour l'Algérie française. Nous avons connu une vague d'attentats qui furent meurtriers. Il n'y a pas longtemps des milliers de bougnoules menés par des communistes ont manifesté mais la police y a remis bon ordre au métro Charonne.
   - Papa ! »
   Le ton fut sec et indigné.
   « Comment peux-tu parler de bougnoules ? Ce sont des arabes ou des Algériens tu m'entends ! J'ai l'impression d'entendre parler certains salopards que j'ai côtoyés à Oran. Pourquoi leur manquer de respect et les traiter comme des chiens ? Ce sont des gens comme toi et moi. J'en ai connu de forts sympathiques et même accueillants. J'ai vu des arabes suer sang et eau à cultiver leur champ comme le font nos paysans. Ces gens ne demandaient qu'une chose : vivre en paix ! ?
   - Oui mais les rebelles que tu as combattus ?
   - Des soldats comme moi qui obéissaient à des ordres et n'aspiraient peut-être qu'à un rêve  : retrouver leur village et leur famille pour vivre comme vous. Quant à l'histoire du métro Charonne, j'en ai entendu parler à la radio et à la télévision. Je serais curieux de connaître la vérité. Le pouvoir n'était plus à un mensonge près et comme les journalistes se trouvaient presque tous à leurs bottes, je doute de l'objectivité de leurs commentaires et de la véracité des images qu'on nous a montrées. »
   Son père émit un grognement. Luc posa une question :
   « Dis-moi, qui est Président de la République  ?
   - Nous n'en avons pas changé. C?est toujours le même.
   - Quoi ! Vous ne l'avez pas encore foutu dehors ce galonné cacochyme ? Il vous a menti pendant des années et vous ne l'avez pas renvoyé à ses livres et à ses souvenirs ?
   - Luc ! »
   Le père s'emporta, outré par les propos de son fils.
   « Tu parles du libérateur de la France, d'un homme qui a accepté de revenir au pouvoir pour résoudre cette douloureuse histoire d'Algérie. Il nous a tiré une sacrée épine du pied. Depuis son retour, la France se porte mieux et les Français lui en sont reconnaissants.
   - Tu parles ! Cette vieille baderne nous a couillonnés  ! Il a trompé les Français qui vivaient en Algérie et les soldats qui risquaient leur peau à chaque mètre de terrain. »
   Son père, assis dans son fauteuil, l'écoutait, surpris par l'assurance avec laquelle son propre fils lui décrivait sa vision de la politique appliquée en Algérie.
   Luc reprit :
   « Tu veux un exemple ? Tu veux la preuve que nous sommes des milliers à y avoir cru et à nous être faits berner  ? Rappelle-toi ces grandes paroles lancées avec théâtralité à la foule à Alger : Je vous ai compris ! Ah ça, pour nous comprendre, il a fait dans le grandiose ! Nous avons tous cru que la paix allait se dessiner en Algérie. Nous avons espéré que cette région allait retrouver sa sérénité et que la vie irait en s'améliorant. Mes copains et moi, on apercevait la fin de ce cauchemar et de cette vie d'angoisses. Qu'en a-t-il été dis-moi ? Tu n'as pas l'impression qu'il a retourné sa chemise  ?
   - Luc, je pense que les événements et la tournure qu'ils prenaient ont contraint le gouvernement à revoir beaucoup de ses positions et à se rendre à l'évidence  : l'Algérie devait revenir aux Algériens.
   - Peut-être, mais nous étions vainqueurs sur le terrain ! Cette guerre que nous avons gagnée nous l'avons perdue sur le tapis vert et dans les grands salons où ces messieurs tergiversaient pour décider de notre sort et de celui des Français d'Algérie.
   - Luc ! Continuer à nous battre dans un pays qui n'était pas le nôtre au départ aurait été suicidaire !
   - Tu diras ça aux milliers de pieds-noirs qui ont quitté l'Algérie et qu'on a appelés cyniquement et pudiquement les rapatriés. Rapatriés ? Mais la terre d'Algérie était la France pour eux ! Quitter cette terre a été plus qu'un déchirement. Dans leurs têtes, ils sont devenus des exilés.
   - Mais nous n'étions pas chez nous !
   - Eux se sentaient chez eux ! Ils vivaient là-bas depuis des générations. Pour beaucoup, l'Algérie était la terre de leurs ancêtres. Vous en France, vous n'avez pas assisté au départ de ces milliers de gens sur les quais du port d'Alger. Ils n'avaient plus le choix, vois tu ! Les accords d'Évian n'ont pas été respectés. Ces braves gens devaient rester vivre en bonne intelligence avec les Algériens mais des excités du F.L.N. ne leur ont offert qu'un choix : partir ou mourir  ! Tu sais à quoi se résumait leur état d'esprit à ces pauvres gens : la valise ou le cercueil ! Ils ont choisi de rester vivants au prix du plus grand des sacrifices : abandonner derrière eux tout ce qui avait été leur vie.
   Je les ai vus monter à bord de paquebots avec pour tout bagage des valises pleines à craquer. Si lourdes furent-elles, ces valises n'atteignirent jamais le poids du chagrin qui les a accablés. Un chagrin 100 000 fois plus pesant que leurs malheureux bagages ! Ils n'avaient plus assez de larmes pour pleurer ce qu'ils laissaient derrière eux : leurs maisons, leurs biens, leurs souvenirs et pire ! Pour la plupart d'entre eux, ils ont dû abandonner leurs ancêtres et leurs aïeux dans des cimetières qu'ils ne reverront jamais.
Tous ces pauvres gens ont ressenti un gigantesque sentiment d'abandon par la France et ils ont quitté leur terre ancestrale sans savoir où ils allaient et de quoi serait bâti leur avenir. Je les ai observés et vus, accoudés aux bastingages des bateaux  : hagards, ils regardaient désespérément un bout de paysage, un morceau de ciel algérien comme s'ils avaient voulu fixer une dernière fois en eux une image de cette terre et graver un souvenir d'un pays qu'ils devinaient ne plus jamais retrouver.
   Je peux t'assurer que ceux là, une fois devant les urnes ils vont s?empresser de foutre dehors l?autre grande ganache qui disait les avoir compris. Oui ! Il n?a peut être pas pu agir autrement mais ces personnes, elles, ne verront que les conséquences désastreuses de son action et ils réagiront en victimes pressées de lui rendre enfin la monnaie de sa pièce ! » 
   Son père avait écouté attentivement ce récit qui résonnait avec d'autant plus de force que son fils l'avait vécu de près. Il lui manquait le recul. Il comprenait la virulence des propos de ce jeune homme qui avait gâché une partie de sa jeunesse et perdu beaucoup de ses illusions. Il réalisa que ce fils, bien que revenu indemne, avait trop souffert pour son âge.
   « Heureusement tu nous es revenu en bonne santé et nous t'avons enfin retrouvé autrement qu'au travers de courriers trop souvent censurés.
   - Censurés ! Voilà quelque chose que j'ignorais ! Donc vous n'avez lu que des bribes de mes nouvelles et n'avez jamais su ce que nous endurions réellement ? Voilà encore une preuve que l'information que vous recevez est tronquée. Ne me parle plus de ces fameuses informations. Elles ne sont qu'une version caricaturale et miniaturisée de la réalité. Je suis convaincu qu'on n'a jamais employé le mot guerre ! Chaque fois que j'ai lu la presse je n'ai vu que ces mots : “ événements d'Algérie ”. On en parlait comme s'il s'agissait de ramener l'ordre ou de briser une émeute. Une émeute se mate à coups de matraques et de grenades lacrymogènes pas avec des armes. Nous avons combattu et fait une guerre tu m'entends ! Une guerre  ! On ne réprime pas des émeutes avec des armes à feu, des blindés, des canons, des mines et des bombardements ! Tous mes copains tués ne sont pas tombés pendant des émeutes mais au cours d'attaques et d'embuscades avec des armes de guerre, des attaques que nous avons subies pendant des missions. »
   Son père écoutait gravement les propos de ce jeune homme meurtri et marqué. Il lui répondit calmement  :
   « Avec le temps, j'espère que tu oublieras et que ces souvenirs s'atténueront.
   - Non papa ! Je ne pourrai jamais oublier cette partie de mon existence. J'ai encore en mémoire les claquements secs de coups de feu suivis quelques secondes plus tard par le corps d'un copain qui tombe dans un cri bref sur le sol. Je revois certains d'entre eux, ensanglantés, pleurer en nous suppliant de ne pas les laisser crever. Je les entends appeler leur mère en hurlant et se taire définitivement. J'ai encore en mémoire leurs yeux immobiles fixant le soleil, des yeux que nous fermions en criant à l'injustice.
   Si tu savais combien j'ai vu de camarades être déchiquetés par des mines ou des éclats de mortier  ; des copains allongés dans la poussière avec les tripes qui sortaient du corps et traînaient sur le sol ! Et nous, nous étions impuissants devant leurs souffrances. Et ces autres qui sont repartis chez eux estropiés, défigurés, unijambistes  ! Des garçons de mon âge invalides à vie avec lesquels j'avais partagé quelques bons moment pour oublier que nous vivions des horreurs au jour le jour.
   Certains de mes copains de chambrée ont retrouvé leur famille mais ont perdu toute leur dignité d'homme au cours d'affrontements. Ces gars-là ne pourront jamais étreindre une fille ni la regarder en face sans appréhension. Ils se sentiront toujours diminués quelque soit leur rang dans la société. Ils n'auront jamais le bonheur d'être père et ne connaîtront pas la fierté de dire : regardez comme ils sont beaux ! ce sont mes enfants !
   Combien de fois ai-je vu partir des copains en me disant  : pourquoi ? pourquoi sommes-nous là ? que faisons-nous dans ce trou à rats ?
   Je suis conscient que notre pays possédait des intérêts économiques importants en Algérie mais est ce que le pétrole et le gaz du Sahara valaient autant de vies détruites. Ces dernières semaines, j'ai réfléchi souvent à ce problème tragique et je suis parvenu à une conclusion qui n'engage que moi  : nous nous sommes sans doute battus pour défendre les restes d'un empire colonial qui craque de toutes parts. Qu'on le veuille ou non, cet empire est en train de s'effriter et de disparaître inexorablement. D'abord l'Indochine, ensuite l'Afrique du Nord et bientôt le reste. Nous ne pouvons rien y faire ! Maintenant, si tu le veux bien, j'aimerais qu'on parle d'autre chose. Me remémorer ces moments me donne envie de dégueuler. »
   Son père comprit la réaction de son fils. Une réaction qui se voulait parfaitement humaine. Il espérait que le fait d'en parler avec lui l'avait un peu soulagé. Cependant, il en doutait ! La blessure était trop béante, les souvenirs n'étaient que douleurs et chagrin. Son garçon ne pourrait jamais gommer de sa mémoire ce qui y était gravé à l'encre indélébile. Tout au plus le temps et les bons moments atténueraient-ils la violence des images.
   Il regarda son enfant et lui demanda :
   « Dis-moi, une fois démobilisé que comptes-tu faire ? Tu as des projets ?
   - Des projets ? J'en regorge ! J'ai discuté avec des gens dans le train pour savoir ce qui marchait au niveau du travail. J'ai entendu raconter que l'industrie chimique était pleine d'avenir. De plus j'ai remarqué un matériau qu'on retrouve sous de nombreuses formes : le plastique ! J'ai eu l?occasion de m'apercevoir que beaucoup d'objets sont fabriqués avec cette matière. Je suis sûr que ce produit représente l'avenir et qu'il va remplacer des matériaux vieillots. Quand j'observe ce qu'on élabore avec cette matière, je pense à un produit moderne. Je vais prendre un peu de repos et reprendre mes études. Il faut que je décroche un diplôme d'ingénieur chimiste pour trouver une place dans une boîte qui fabrique des objets en plastique. Je vais me renseigner pour en savoir plus long.
   - C'est une excellente idée mon gars ! Je vois que tu en rien perdu de ton flair et je te souhaite de mener à bien tes projets et de réaliser tes ambitions.
   - Oui mais avant cela, je tenterai de retrouver tous ceux avec lesquels j'ai partagé tant de bons moments au cours de virées mémorables avant que je sois contraint de partir. Je suis impatient de retourner m'amuser dans un petit bal du samedi soir, de me balader dans les rues de Paris que je tiens à redécouvrir, de prendre le temps de boire un verre dans un troquet en bonne compagnie. Les Champs Elysées, Montmartre, le Champ de Mars ou le Parc Montsouris, tous ces endroits m'ont manqué énormément. Je sens que je vais redécouvrir ma ville.
   - Cela te fera le plus grand bien mais tu vas te rendre compte que la jeunesse française a bougrement changé. Les jeunes de maintenant se croient tout permis. Par moments, ils donnent le spectacle de gamins sans foi ni loi ! En plus, pour embellir le tableau, ils ont adopté une musique venue des Etats Unis : le rock'n'roll  ! Si tu les voyais se trémousser sur ces rythmes ! Cela n'a aucun sens ! Ils appellent ça de la musique pour moi ce n'est que du bruit, une musique de sauvages ! Je ne te parle pas de leur accoutrement  : ils s'habillent comme des cow-boys, se mettent de la gomina dans les cheveux et ont des allures de voyous ! Des dégénérés te dis-je !
   - Tu ne noircis pas un peu le tableau ? Vous, vous aviez les zazous ! Eux se sont peut être trouvés d'autres modèles. Je me rendrai compte par moi-même. »
   À ce moment, une voix retentit :
   « À table les hommes ! Nous avons préparé un succulent repas pour fêter le retour de l'enfant de la maison. » 
   Luc se leva et annonça à la cantonade  :
   « Voilà une merveilleuse idée mais je vous demande une faveur : ne me posez pas de questions sur mes vacances forcées au soleil aux frais de l'État ! Papa vous narrera cela par le détail car j'ai envie de parler d'autres choses. J'ai cru comprendre que la vie avait bien changé depuis mon départ, vous allez me faire un compte-rendu détaillé et me donner des nouvelles de mes amis avant que ne n'aille les retrouver. »
   Ils s'installèrent autour de la table et profitèrent de ce repas tant attendu.

Profession de foi volontaire.

   Le soir de cette journée, Luc retrouva la douceur d'un vrai lit, l'odeur de frais des draps parfumés à la lavande et celle de l'adolescence disparue. Il se mit à réfléchir sur ce que pourrait devenir son avenir : il allait se remettre à étudier, se transformer en étudiant assidu et tout mettre en œuvre pour devenir ingénieur chimiste. Son diplôme en poche, il chercherait à rentrer dans une entreprise d'envergure nationale et plus au besoin. Une fois dans la place, il y ferait son trou et tenterait d'accéder aux meilleures places en agissant comme il l'avait fait en Algérie  : savoir se faire remarquer par son caractère bien trempé, son esprit d'initiative et son efficacité.
   Cependant il se jura à lui-même une chose  : jamais, plus jamais il n'obéirait à des ordres imbéciles  ; jamais il ne suivrait un dirigeant qui ne conduirait son entreprise que dans l'intérêt d'une minorité en faisant fi des autres. Pas question de courber l'échine et de servir bassement des petits “ grands ” convaincus de détenir le destin de leurs semblables entre leurs mains avides de pouvoir ! Il avait fait preuve de rébellion sous l'uniforme, il continuerait en tant que citoyen et garderait intactes et vierges sa liberté et son indépendance d'esprit.

  
Face à ce genre de chefs, de la politesse mais pas d'obséquiosité, du respect mais aucune flagornerie, de l'obéissance mais pas de soumission aveugle : il garderait la tête haute, sa fierté et sa dignité et tenterait d'atteindre des hauts sommets sans faire preuve d'arrivisme malsain.

   Face à des détenteurs du pouvoir sourds aux appels du peuple et insensibles devant la souffrance des petits, devant cette nouvelle aristocratie sournoise et dissimulatrice capable de turpitudes et de mensonges, il ne se conduirait pas en électeur docile et moutonnier : il agirait en citoyen digne ce nom. Si certains de ces dirigeants agissaient en toute sincérité pour le bien de leur pays, il y avait les autres. Ceux dont les circonvolutions du cerveau étaient encombrées par des convictions et des certitudes toujours intactes et jamais ébranlées, des personnages revêtus de quelques envahissantes obsessions : faire le bonheur d'un pays selon leurs propres visions et régenter la vie d'une multitude qu'ils jugeaient inculte et béotienne quant au devenir de son pays.
    Un pouvoir qui se permettrait de pondre des lois en catimini, des textes qui avaient pour solides cadres trois vertus : la morale, l'ordre et la sécurité !
   Une morale qui se voulait le barrage blindé à toutes nouvelles pensées ou paroles susceptibles de pervertir les esprits tenus en laisse !
   Un ordre bien établi qui se devait de rester un rempart protecteur face à d'hypothétique agitateurs mal-pensants et de mauvais augure !
   La sécurité : un mot rassurant qui permettait de surveiller en douce et bâillonner ceux qui se croyaient obligés d'empêcher de gouverner en rond !

   Les horreurs dont il avait été le témoin, les atrocités qu'il n'avait pu empêcher et la tragédie dont il avait été l'acteur involontaire et forcé lui avait donné l'occasion de réfléchir : il serait un citoyen résistant et se battrait pour les autres afin d'améliorer leur vie. Ni un boy-scout ni un Don quichotte mais juste un jeune homme nourri au jour le jour d'un humanisme qu'il mettrait en pratique.
   Alors que le sommeil commençait à l'envahir il sut que, quelle que soit sa destinée et son chemin à parcourir, jamais il n'oublierait le soleil, les paysages, les odeurs et les couleurs du Maghreb ; ceux ci étaient gravés dans un coin de sa mémoire, mélange indicible de blessures et de douceurs. Son humour, son optimiste forcené et sa joie de vivre s'étaient montrés les meilleurs des remparts qui lui avaient permis de surmonter les visions d'atrocités et les multiples drames. Il s'efforcerait de ne se remémorer que les souvenirs heureux et épars pour parvenir à gommer un peu de l'inavouable dont nul ne voulait entendre parler.
   Tandis qu'il s'enfonçait dans la douceur voluptueuse du sommeil, il entendit sortir d'un poste de radio une voix féminine, fluette et sensuelle qui chantait :
   « Tous les garçons et les filles de mon âge savent ce que c'est qu'être heureux, tous les garçons et les filles de mon âge savent ce que c'est qu'être à deux... »
   Le bonheur, être heureux ! Voilà des mois qu'il en avait oublié la signification. Demain matin, dès son réveil, il repartirait à la conquête de ce bonheur trop longtemps délaissé et le goûterait à pleines dents avec la gourmandise d'un enfant dégustant un gâteau ou une tablette de chocolat. Il s'apprêtait à pénétrer dans sa vie d'homme après avoir abandonné un morceau de jeunesse et beaucoup d'insouciance sous le soleil algérien et dans la poussière des contreforts de l'Atlas.

FIN

 
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  Février 2003
© Yann Brugenn