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I
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Je l'appellerai Phobus,
dit Mina.
- Et moi, Marie, dit Minou.
Selon une convention déjà ancienne, un robot recevait
deux noms : l'un masculin, l'autre féminin, à l'usage respectif des femmes
et des hommes. Ainsi, l'on était certain de ne pas froisser la susceptibilité
des sexistes impénitents.
Les premiers temps, Phobus se comporta en valet stylé,
et Marie en soubrette irréprochable.
- Une perle, disait Mina.
- Un amour, disait imprudemment Minou.
Finies les corvées ! Mina et Minou purent davantage
s'occuper l'un de l'autre. Leur union s'en trouva renforcée. Pas pour
longtemps.
II
Phobus
ne savait plus où donner de la tête. Marie avait beau s'affairer, elle
ne suivait plus le rythme. C'est que Mina et Minou donnaient une réception,
la première depuis leur mariage. Aussi, les ordres contradictoires - fallait
bien veiller aux préparatifs, tout organiser, chacun à sa façon -
se chevauchaient-ils, fusant à tous propos, bousculés à une cadence accélérée.
Et ce qui n'aurait jamais dû arriver arriva, Phobus-Marie
s'évanouit. Pas un banal court-circuit, une quelconque surcharge dans
les circuits : un évanouissement authentique, la syncope... au tapis le
robot ! Une machine électronique qui s'offrait des vapeurs, voilà
qui sortait du commun.
- Boudiou ! dit Mina.
- Ben ça ! dit Minou.
Lorsque l'androïde se reconnecta, Mina et Minou eurent
à subir son premier caprice, à savoir une irrésistible envie de fraise.
III
La
semaine suivante, les bocaux de cornichon se vidèrent mystérieusement.
Le céleri en branche disparut lui aussi.
Un mois plus tard, la consommation d'énergie ondoyante
de Marie-Phobus avait doublé. À la fin du trimestre, ce qui lui
tenait lieu de ventre commença à se déformer. La courbure du plasto-métal,
d'abord infime, presque illusoire, devint de jour en jour plus évidente.
Le tour de taille de Marie - Mina hésitait à la nommer Phobus, désormais -
devait bientôt tripler.
Consultée, la Robot Limited ne sut que répondre. Le
problème dépassait les compétences de ses techniciens de maintenance.
Le meilleur d'entre eux se borna à noter un changement de teinte (glissement
vers le brun) de certains éléments dans la face avant de la mécanique,
en particulier au-dessus des optiques et autour du vocalisateur. Il n'osa
pas démonter le capot ventral pour vérifier quels circuits pouvaient bien
le distendre de la sorte.
Vers le quatrième mois, Mina quitta Minou. Marie n'avait
jamais approché un seul de ses congénères, mais le médecin de famille
était formel : après analyse des huiles de lubrification, Marie ne pouvait
qu'être enceinte. Les radiographies le confirmèrent.
- Je retourne chez maman, pleurnicha Mina.
- Idiote ! répondit Minou.
IV
Aux
environs du sixième mois, la plaque ventrale de Marie ne ressemblait plus
à rien, cabossée comme après la traversée d'une manifestation contre la
nouvelle réforme de l'enseignement. On s'agitait ferme à l'intérieur,
et les coups résonnaient par tout l'appartement.
Au milieu du huitième mois, Minou débaptisa Marie, dont
le prénom signifiait « vierge » à l'origine. L'androïde se nommait
à présent Madeleine.
Depuis plusieurs semaines déjà, on s'en
doute, Madeleine faisait régulièrement la Une des médias et autres réseaux
d'information. De nombreux sites et forums lui étaient consacrés. Les
conférences scientifiques succédaient aux ouvrages de référence et aux
essais philosophiques.
Les produits dérivés envahirent le marché, de nouveaux
jeux apparurent, il se tourna moult sit-connes, on fonda diverses sectes
des temps futurs ou néo-passéistes, la Société des Amis
de la Boîte de Conserve vit décupler le cours de ses actions.
Chacun voulant imposer son idée sur le sexe des robots,
cela contribua à froisser bien des susceptibilités féminines. Les procès
pour ou contre le sexisme connurent un pic sans précédent.
La foule, celle des « vrais gens »,
le bon peuple autant que la canaille, mais aussi les marginaux comme les
réfractaires, tout un chacun se prit de passion pour le phénomène
« Madeleine ». Beaucoup s'investirent personnellement dans la
recherche d'une équivalence d'ordre électro-anatomo-érotico-orgasmo-architectural
entre humains et robots. On inventa les perversions qu'il fallait.
Au terme du neuvième mois, Madeleine eut ses premiers
grincements.
V
Mina
revint, repentante, assumer sa part de célébrité.
Un mignon petit robot, nommé illico J-Nux, le
« Serveur », tout ventilé tout gris, venait
de pousser son premier Bip, perforant d'une ultime poussée le blindage
qui le séparait du monde extérieur.
En fait, Mina ne se décida pas le jour même. Avant elle,
une centaine de robots domestiques multi-fonctions arrivèrent de partout,
pour rendre hommage au nouveau conçu. Puis trois bioniques expérimentaux
de classe A8 v.5.12 bêta, guidés par un réseau en étoile, se présentèrent
chargés d'offrandes, dont le Mirror et l'essence, ainsi que diverses pièces
de rechange.
Alors seulement, sa jalousie oubliée, Mina consentit
à rejoindre Minou. Tout sourire, elle se pencha sur le fond de panier
qui servait de berceau au petit J-Nux. Elle souriait sans penser à
mal lorsqu'un détail parut soudain la chagriner.
- As-tu remarqué là, au niveau de ses pinces
et de ses chenillettes ? demanda Mina.
- Oui, ce sont des vis cruciformes. L'histoire bégaye,
répondit Minou.
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