|
- Machin !
grouille-toi, on va être à la bourre !
C'est M'Bala qui hurle ainsi, à s'en faire péter
le verre de montre.
- N'y pas l'feu ! répond Gugul à
ma place.
- Je
suis raidi, on y va. Amène la tire, M'Bala, et tirons-nous en douce.
Quoique depuis ton coup de buccin d'à l'instant même...
- T'en fais donc pas mon fils, on l'aura.
- Oui, si elle est sourde.
M'Bala
dévale l'escalier, galope le long du trottoir, Ran-Tsoin-Tsoin
sur l'étalon (au dire de ces dames), et saute dans la bagnole.
Elle gémit, la pauvrette, mais elle doit bien s'amener.
Gugul et moi l'attendons devant le porche d'entrée.
On se magne de grimper et on se casse en écrasant à mort
le champignon, tandis que la Vieille, qui nous a évidemment entendus,
nous hurle de revenir illico.
Histoire de la rassurer sur nos intentions, je lui file
un coup de bigophone, espérant l'atteindre en pleine poire :
- À l'eau, doulce amie ?
- Machin ! revenez immédiatement, lance-t-elle,
furax !
- Pas question.
- C'est un ordre !
- Jument tape.
- Vous êtes renvoyé !
- Osez un peu, et je démissionne.
- Euh ! bon... Au moins dites-moi où
vous allez.
- J'ai rendez-vous avec la fille de...
- Comment !
- ... La fille de l'air (hé ! bourrique
!).
- Je préfère... Et ça se passe
de quel côté ?
- Au stade Clébard-Tourterelle,
précisé-je en coupant aussi sec la communication.
Je l'ai drôlement bien eue, car c'est effectivement
là que nous nous rendons, si toutefois la circulation consent à
y mettre un peu du sien.
- M'Bala, on n'avance pas terrible, dis donc. Tu
ne pourrais pas arranger ça ?
- T'en fais donc pas mon fils...
- Tu te répètes.
Le
barraqué des gencives s'extrait provisoirement de notre tas de
ferraille (une 403 d'avant la guerre des boulons), et s'approche du monsieur
l'agent qui nous bloque depuis bientôt un quart d'heure aux feux
tricote-leur. Il a l'air con mais préhensif, le monsieur l'agent.
Et comme par chance c'est aussi un monsieur le motard, il prend sur lui
de nous ouvrir la route en souriant des toutes ses trois dents restantes.
Ainsi escortés, nous brûlons quelques politesses,
stops et autre priorités, jusqu'à ce que le monsieur l'agent,
vieux motard que j'aimais, décide de s'arrêter, au prétexte
d'une moto, soi-disant la sienne justement ! coincée sous le train
avant d'un camion.
Pas bien grave, puisque nous sommes arrivés.
M'Bala, Gugul et je descendons de la bagnole, tandis que Ran-Tsoin-Tsoin,
qui n'aime pas vraiment le foot-ball, gare la 403 entre un panneau de
sens interdit et le milieu de la chaussée. Hé ! déjà
beau qu'il sache conduire, non ? Il devrait connaître le code
en peluche ? Sa manouvre achevée, il se couche sur la lunette
arrière en faisant oui de la tête d'un air satisfait. Il
est pas mal ce chien. Plutôt doué. Un jour, je lui apprendrai
à rattraper les baballes que lance Panpan, ma pétoire.
On
ne prétendra pas le contraire : le foot attire le bon peuple.
Et nous devons nous résigner à prendre la file au guichet.
L'inconvénient de n'avoir pas réservé. Mais la Vieille
fouillant nos poches et nos gamelles, valait mieux ne pas prendre de risques.
Heureusement, M'Bala a une idée de génie.
Il allume son briquet et murmure à l'oreille du premier type devant
nous :
- Euh ! au fait, au feu !...
Pas en forme, le M'Bala. Aucune réaction dans
la foule, à commencer par l'individu concerné au premier
chef.
- On dirait que ton astuce a foiré, rigole Gugul.
Je peux t'en expliquer les raisons : c'est...
- J'ai pas fini, lui rétorque
M'Bala dans un soupir qu'ont des sans dents.
Pas si bête son idée, après tout.
Le voilà qui entreprend de crâmer le fond de culotte du mec
qui le précède. D'abord, il ne se passe rien. Et tout à
coup, voilà notre quidam qui se précipite droit devant lui,
bousculant, renversant, piétinant, écrasant, broyant, triturant,
remuant, masturtiquant, touillant la colonne des postulants spectateurs,
et surtout hurlant :
- Au feu !
Il y va de bon cour, on sent la sincérité
dans son message, une force de conviction telle que bientôt la voie
est libre devant le trio de vos héros favoris. On a gagné
une bonne trentaine de mètres, jusqu'au guichet donc, où
un type antipathique à tics tique en nous baillant trois tickets.
(Et on dira que je le fais exprès !)
C'est
vrai, j'ai oublié de vous mettre au parfum ! Pas grave, ça.
Rendez-vous à la ligne suivante...
Tiens ! comme on se retrouve. Comment va ?
Moi de même. Vous disiez ? Ah oui ! vous vouliez
savoir quel match aura l'honneur de se disputer en ma présence !
Non ? ce n'est pas ça, dites ?
M'en fiche pas mal d'ailleurs. Moi, je suis là
pour assister au match du siècle : France-Mars. Ça
vous la coupe, avouez ? (La respiration, à quoi pensiez-vous
donc ?)
En bref, pour les ceusses qui ne seraient pas au courant
de l'actualité, sachez qu'il y a un mois, une soucoupe volante
s'est posée sur ce même stade, et que des petits bonshommes
verts en sont sortis, en pleine compète Argencontan contre Crêpe-sur-Suzette.
Ils ont été très gentils et ont dégagé
le terrain pour ne pas gêner les joueurs.
À la fin du match, ils ont déclaré
vouloir rencontrer l'équipe nationale. Pas les anglais, les allemands,
les italiens ou les brésiliens, vu qu'ils devaient commencer par
tout apprendre, et donc affronter une équipe à leur portée.
Ils étaient venus la fleur au flingozumfgz, et
c'est le foot-ball qui les a conquis. Beau le sport, non ? Et notez
au passage que vous n'avez jamais lu ça ailleurs que dans ce bouquin.
Quand je pense que j'aurais pu ne jamais exister !
Depuis
le temps que je papote avec vous, on a fait pas mal de chemin, et nous
voilà installés dans la tribune, juste à côté
d'un supporter martien. Afin de rompre la glace, je demande :
- Comment qu'elle est-y votre équipe ?
En forme ? L'entraînement, tout ça ?
- Zingplouif spok (prononcez spfpouchkp'h - NDLE)
bip bip tagada trouin trouin. Aarglchtij zob. Finich.
Traduction : boff ! (J'ai suivi des cours
de martien accéléré par correspondance).
- Pignouf, qu'il ajoute.
En clair :
- Si le temps se maintient, si le terrain n'est
pas trop lourd, et si Yves Saint Martien mène bien Vénuisette,
je pense avoir une chance dans la quatrième.
Quelque chose qui cloche, là n'dans. On n'est
pas branché sur le même canal. Une vérification s'impose.
- Vous venez d'où, toi ?
- De Vénus, bien sûr. (Notez au passage
la traduction simultanée !)
- Longchiant, c'est à l'autre bout de là-bas,
lui apprends-je.
Un vénusien ! J'aurais dû m'en douter.
Les martiens sont verts avec deux antennes, et les vénusiens bariolés
et avec quatre bras. Je me disais aussi, son accent... Et pis d'abord,
c't'honteux d'être dans la Lune à ce point là, non ?
Et pis aussi je vous dispense de vos commentaires.
Le
match commence !
Tout de suite, le milieu de terrien français
fonce, ballon au pied, et bouscule sur sa lancée quelques martiens,
froissant aux passage quelques antennes. Il arrive dans la surface de
réparation, contourne un bulldozer abandonné là par
les réparateurs, et arme son pied gauche. Il va tirer !
À mes côtés,
Gugul bondit
sur ses courtes pattes et se met à hurler. Ça va pas, non ?
Quant à moi, perché sur les robustes épaules viriles
de M'Bala, je gueule à m'en ratatiner les poumons. J'ai tout vu !
Mais l'arbitre, lui, n'a rien remarqué et demande
des explications. D'une seule voix la communauté terrienne, sur-représentée,
l'invite copieusement à se rendre au petit coin et de s'y faire
visiter le fondement par un partenaire de son propre genre grammatical.
Quoi qu'il en soit, le match continue. Sur la ligne
des soixante-douze mètres, un tir puissant de Rochechouard, de
l'intérieur du genou, surprend et lobe le gardien martien, malgré
un bond désespéré de quarante et un centimètres
et des poussières. La foule en délire tape sur les fauteuils
et les supporters du camp adverse. Nous tenons la victoire après
quatre minutes de jeu !
Engagement.
Le capitaine martien passe à l'arrière central martien,
qui passe à l'ailier gauche martien, au milieu du terrain ;
l'attaquant, marqué par Platounu, jette un coup d'antennes aux
alentours et passe en retrait à sa grand-mère (les équipes
martiennes sont mixtes), qui dégage sur le vénusien Katbras,
seul étranger autorisé dans l'équipe. Main !
Le joueur rose bariolé proteste. Il s'estime
défavorisé du fait de ses quatre bras. L'arbitre hésite,
se tâte la molaire du fond, et n'accorde qu'un coup-franc indirect.
Coup-franc tiré par Janvier, qui centre vers
Trèsport, mieux placé. Mais la balle est interceptée
par le libéro martien Splaouch, qui dégage en l'air. Un
peu trop haut. La soucoupe des visiteurs s'abat sur le terrain.
Arrêt de jeu, le temps de retirer les débris
à l'aide du bulldozer, et nouvel engagement en faveur des martiens.
Le capitaine Phrouitch part en dribbles, inflige un petit pont très
vexant à Largué, et passe à Katbras, en embuscade
au deuxième poteau. Main !
L'entraîneur martien profite de la pénalité
pour modifier l'ordonnancement de son équipe. Le gardien est téléporté
sur Mars, Katbras passe dans les buts et le vétéran Asklofdeg-Vartzhalmrouzrekgourhour
(vétéran, car il faisait partie du commando d'invasion),
l'arme secrète anti-commentateur, fait son entrée sous les
« Sphklzzziaïrskeucheulreuhs ! » de ses
supporters.
Le capitaine français proteste et insiste pour
que Ravioli rejoigne Cornu dans les filets afin que son équipe
dispose également d'un gardien à quatre bras. Refus de l'arbitre,
car les français jouent déjà à dix contre
onze depuis la deuxième minute.
Ptigaga tire le coup-franc, repris par Lopette, qui
remonte vers Platounu, qui sert Gireste, qui shoote. Le boulet de canon
est facilement arrêté par Katbras, qui dégage. Le
ballon rebondit sur Splaouch, qui s'étale dans une mare d'eau,
et sort en corner.
Les français mènent toujours par un à
zéro. Gireste tire le corner, que Phrouitch détourne de
la tête. Les antennes brisées, le martien se minéralise
sur place instantanément. Les équipes jouent désormais
à dix contre dix.
Arhgouispekfl a récupéré et passe
à Splaouch, qui a récupéré lui aussi. Ce dernier
passe à Limbdiptaloc qui passe à Souinyienyieng qui passe
à Platounu qui passe à Limbdiptaloc, habilement transmorphé
sous les traits de Rochechouard, qui trompe Cornu. Beau jeu d'équipe !
Un partout. L'arbitre siffle la mi-temps pour permettre aux spectateurs
d'aller pisser.
Les conversations vont bon train après cette
première partie du match. Non loin de moi, le reporter de la télévision,
Michel Docker, poursuit ses commentaires sans se rendre compte de l'absence
de fil à son micro, et sans comprendre que les caméras ont
été mais ne sont plus.
- Ça valait bien le déplacement,
professe Gugul, lequel a mystérieusement écopé d'un
oil au beurre noir, ou au bord noir, en tout cas un véritable cocard
grand teint.
- Et ce n'est qu'un début, remarqué-je
intelligemment.
- Ouah ! confirme Ran-Tsoin-Tsoin.
Ran-Tsoin-Tsoin ? Je pensais que le foot ne l'intéressait
pas...
- Philippe, il tient quoi dans la gueule ?
fait M'Bala.
- Un mouchoir plein de sang, pourquoi ?
- Pour rien, je ne voyais pas bien d'ici.
Quelques
minutes encore avant la seconde mi-temps.
- Eh bien, M'Bala ! que penses-tu de cette
première partie ?
- Mouais. Pas mal. Sauf l'erreur d'arbitrage au
tout début.
- À mon avis, il n'a rien vu, si vous voulez
savoir ce que j'en dis, en dit Gugul.
- Peut-être. N'empêche que Barette
allait marquer, ça méritait au moins un pénalty,
fais-je.
- Disons que les martiens ont eu de la chance,
dit Gugul qui a maintenant les deux yeux pochés, en s'appuyant
du coude sur un martien minéralisé de frais.
- Parfois, des individus sans éducation
se permettent d'enfreindre des réglements valables pour tous,
c'est triste à dire, philosophe M'Bala.
- Tout de même, grimacé-je, désintégrer
Barette, ça ne se fait pas quand on a l'esprit sportif.
- Ouah ! conclut Ran-Tsoin-Tsoin.
- Couché, le chien ! Oh ! tu as
quoi entre les crocs ?
- Un mouchoir plein de sang, soupirent en chour M'Bala
et Gugul.
- Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ?
hurlé-je. Ran-Tsoin-Tsoin, où as-tu déniché
ce mouchoir ?
Aussitôt, le chien file entre les gradins, et
nous derrière lui. Nous quittons la tribune et traversons le stade.
Au passage, je heurte un joueur martien qui retournait sur le terrain
pour la seconde mi-temps, avec son équipe (pasque tout seul, hein ?).
Dans le choc, Panpan fait un beau vol plané, éjecté
de son holster probablement mal fermé. Je le récupère
dans la foulée et le fourre dans une poche de mon imper, vite fait
bien fait.
Ran-Tsoin-Tsoin m'a attendu, l'air agacé par
cet intermède pourtant bref. Il repart de plus belle vers la sortie
du stade, et file en direction de la 403. Arrivé auprès
de la tire, il dépose le mouchoir par terre, à côté
d'un pot de peinture qui n'aurait certainement jamais traîné
là s'il n'avait aucun rôle à jouer dans cette histoire.
- C'est
malin ! l'enguirlandé-je. Tu nous as fait rater la reprise
pour un mouchoir tombé dans un pot de peinture à repeindre
les sens interdits ! (Et toc ! vous ne direz plus que ce pot
ne sert à rien maintenant !)
Une sonnerie. Elle vient du bigophone de bord de la
bagnole. Je décroche.
- Allo ? Ici Machin, le célèbre
détect...
- Machin ? Chouette !
- Ça me rappelle vaguement quelque chose...
- Ici Hélène.
- Hélène ? Connais pas.
Je me tourne vers mes deux alcooliques, pardon, acolytes.
- Vous connaissez une Hélène, les
gars ?
- À part la patronne, euh ! Ben non,
s'excuse Gugul.
Évidemment, à force de l'appeler la Vieille...
- Que me voulez-vous ? Vous avez vu l'heure ?
- Machin, voilà plus d'une heure que je vous
appelle. Un boulot urgent. J'ai dit URGENT ! Une disparition.
- Une disparition ? Elle ne peut vraiment
pas attendre ? Une heure de plus ou de moins...
- Ce n'est pas l'avis du ministre.
- Du quoi ?
- C'est son épouse qui a disparu. Je sais que
ça a l'air idiot, mais il compte sur vous en personne pour régler
cette affaire sans délai.
- OK, j'arrive. Mais avec la circulation, il va
me falloir une bonne heure encore pour rejoindre l'agence.
Largement de quoi assister à la fin du match.
N'empêche, quelle tuile !... Bah ! l'homme des tas attendra.
Une épouse de ministre, de toute façon, c'est plutôt
une bouffée d'air frais pour son mari que d'en être débarrassé
un moment, non ? Pas des canons en général, ça
se saurait.
*
* *
Mes
enfants, quel match ! On n'en a pas un comme celui-là tous
les deux siècles. Que dis-je ? tous les cent-ciquante ans !
Parce que la France a gagné. On est peut-être
des nuls en Coupe du Monde, mais en Coupe du Système Solaire, pardon !
Les martiens ont très moyennement apprécié. En tout
cas, ils ont déclaré ne plus jamais vouloir revenir sur
notre saleté de planète. Pour les compétitions interplanétaires,
c'est ceinture (d'astéroïdes) désormais.
Et le prochain Mariner qui ira mariner du côté
de chez eux peut déjà numéroter ses pièces
détachées.
Mais bon, c'est pas tout ça, un certain ministre
doit commencer à prendre racines, et je ne voudrais pas donner
l'impression d'abuser...
|