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Studio. Sur le matelas,
la carabine de 15 heures 20. Deux boîtes de cartouches de 7 x 64, l'une
des boîtes est entamée. Pendant ce temps l'ange astique son dentier de
platine et sa Bentley neuve. Luchino a pris une décision dans la boîte
à gants. Il retrouvera les frères Max et Max, des ambidextres, des virulents.
Des méticuleux, ceux-là, des penseurs, des incendiaires, ces mecs-là.
D'ailleurs, ce sont eux, doubles dans l'obscurité double qui ont flambé
le cirque. Ils s'occuperont d'Harold.
Harold - qui a loué une Versaille mauve -
a filé le train à la Bentley - signe de rois - double scotch
- l'un de vous ce soir me trahira, sera le treizième passager de
la table... Harold a baissé la vitre, a pressé sur la détente et l'ange,
l'ange déchu, l'ange d'argent dans son complet noir, s'est affaissé en
tournant six cent soixante-six fois sur lui-même.
Harold
avait tiré le Chiffre de la Bête.
Le
soir, avec ses mains précises et silencieuses (il avait forcé plus d'une
serrure), il attrape la mallette sur le meuble et laisse cinq dollars
de commission. Pour le principe.
Dans le cadre ovale un portrait de Laurence. Elle souriait
au-dessus de la commode. Pauvre petite fille de l'ange !
Harold errait sur la ville - car si tout avait
commencé alors que tout commençait réellement, rien ne semblait vouloir
finir. Il était oppressé. Comprimé. Sans doute écoeuré. En fait, il avait
beaucoup gagné, beaucoup vieilli et comprenait dès lors l'importance
des choses les plus minimes. La mallette pesait sur sa conscience comme
un album de photos-souvenir (9,50F à Carrefour). Que faire ?
Qu'en faire ? Le feuilleter ? Il jeta les clefs du studio dans
une bouche d'égout. Il regardait derrière lui. Il n'y avait rien. Il n'y
avait plus rien.
Maria
chez le psychiatre. C'est un jeu.
- Dites-moi quelques mots.
- Je dirai... Morsures.
- Vous l'avez dit. Ce mot, quelles impressions
vous fait-il ? Que ressentez-vous en le prononçant ?
- Rien.
- Rien ?
- Rien...
Maria-Marianne ne ressent rien. Bien sûr, elle ressent
tout un tas d'autres choses, mais elle ne veut pas en parler, c'est complexe,
des picotements, des frémissements - Morsures ? - les canines
de Georges, c'est trop personnel et ce n'est pas du tout désagréable.
Le
psychiatre baisse son nez sur un tas de papiers blancs, son Waterman grince,
grogne, croche, crache. Il note, le psychiatre, il pense. C'est un grand
jeu. Il fixe Marianne. Elle est baisable. Oui, c'est une chouette nana.
Il note. La fixe à nouveau.
- Bien. C'est bien.
Marianne s'agite, ouvre son sac, prend un carnet de
chèques et le psychiatre a des hochements de tête. Ses mains dodelinent.
- Bien, bien. Bien.
Tout à l'heure, en rentrant, elle se jettera dans les
bras de Georges. Ils joueront au Grand Jeu du Psychiatre-Bien-Bien-Bien.
Elle lui dira :
- J'ai envie...
- Viens !
Ce psychiatre ne me dit rien qui vaille, c'est-à-dire
qu'il ne vaut rien le vaurien. Marianne a comme un arrière-goût
ancien. Elle possède des réserves, tout est là, stocké dans la petite
mallette noire de son âme. Souvenirs : l'image du psychiatre avec
des lunettes éblouissantes, dissimulant les yeux décolorés, la cravate
noire avec l'épingle d'or dans un virage à cheveux. Les molles mains qui
suivent la parole, la chemise à rayures bleues, le bureau d'acajou, le
sous-main en skyvertex, le flacon octogonal Waterman. Ce psychiatre était
une fenêtre aux battants clos et je ne voyais rien sur le vide. Avais-je
dépassé le vide ? Mama doit préparer des gâteaux...
Marianne songe. Voilà l'instant, le moment, la trêve,
le lieu où les cendres couvent sous les braises, Marianne a toujours été
comme un feu mais l'eau coule en dedans d'elle. Marianne d'eau et d'étang...
Ce psychiatre ne m'a rien dit et moi si peu ! Il
consentait. J'appréciais. Il n'a rien trouvé en moi mais il cherchait
en lui ? J'aurais voulu qu'il me fouille, qu'il me perce, me pénètre,
c'est un homme de pierre, sans joints ni failles. Mais ce n'est plus un
homme, il y avait un mur derrière son bureau, le mur buvait mes paroles,
mais les entendait-il ? Peut-être nous sommes-nous amusés à des jeux
de mots - des mots que je partage avec Georges ?
Le mur a pris mon chèque de la Banque Nationale du Périgord,
l'a empoché, le stylo Waterman a éclaté de rire. Il dort, mon homme chaud,
comme un enfant sans rêve. Quelle heure est-il à l'heure de son sommeil ?
Il dort n'importe comment, dans le pied du lit, dans le fauteuil, roulé
sur la table ? Il s'endort devant la télé, la cafetière reste branchée,
le frigo reste ouvert, il y aura des cendres partout, par terre dans la
maison, des bols, des verres, des petites cuillères sales, des torchons
en boules, de la peinture sur son pantalon, une chemise souillée, il dort
mon homme dingue.
Le
soleil fait un oeil de velours aux bâtiments administratifs chichement
décorés par des peintres administratifs, rue chaude où tout s'essouffle,
les gens ont le visage fade, il me faudra renouveler mes chairs, mes chairs
d'âme, changer ma garde-robe, brunir du derme et beaucoup plaire, être
un acajou, un bureau d'acajou lisse quand sa joue grimpe sur mon ventre.
Bronzer - ambre et solaire, de l'huile à ma peau. Huile. Que peint-il ?
S'il ne dort plus ? Sans aucun doute, l'une de ses inestimables horreurs
qui me représente, cubique, abstraite. Ou bien un paysage hivernal et
vide. Une campagne froide et désolée. Mais il fait si chaud aujourd'hui,
la ville sent le sang, elle pèse, enflammée de partout, l'asphalte a une
odeur trouble de savon et de cire.
Marianne marche, un barman anonyme porte de la bière
sans marque à des buveurs clandestins. Il y a de la Kronenbourg au frais.
Pour Harold qui gare la Versailles mauve dans une impasse mauve.
La
femme du bijoutier balaie le seuil du magasin, c'est sa manière de faire
le trottoir. Près de la bijouterie, il y a une carcasse de voiture, calcinée.
C'est peut-être une Buick pense Maria.
Les voitures pétaradent, un chauffeur de bus écrase
de sa voix de bus un refus de priorité. De pâles petites vendeuses exploitées
s'ébrouent sous une volée de grains. Elles sont toutes nues sous leurs
blouses et les commis de boucherie sont écarlates, débonnaires et saignants.
Le vieux coiffeur à tête chauve placarde des avis de recherches, toutes
ces cisailles folles se sont fait la paire. Ses mains luisent comme des
coupe-jarrets.
Maria reconnaît ce monde, ce décor planté sur
son chemin. La ville de cet après-midi est plutôt obséquieuse, pornographique
aussi. Elle sent la graisse et la vidange rapide, ville de joie. Un homme
entre deux âges, démarche incertaine, lui sourit. C'est de cette façon
qu'elle voit le monde : comme un homme qui lui sourit sous les arbres
grands, ce sont les arbres, seulement les arbres éternels qui la tentent.
Il y a en Maria, plus loin que le Sertao, en son centre, un arbre plus
vieux qu'elle - et qui lui fait un pied de nez - au ventre.
C'est pour cela qu'elle tient du feu. Je suis du signe de l'arbre. Pense-t-elle...
Marianne
est passée. L'homme a disparu, une âcre odeur s'étiole, suspendue dans
l'air. Maria est sur le pont, légère, insouciante, elle trébuche, son
genou gauche teinte le béton. Saignature personnelle. Un filet de sang.
On dirait un orvet qui se trémousse vivement et qui meurt. Le fleuve café-au-lait
lui donne le vertige. Il fait chaud. Un autre homme la relève, elle ne
distingue que deux bras vêtus d'un blazer élimé, il y a une tache de graisse
sur la manche droite.
- Vous n'avez rien ? dit le bras droit.
- Non pourquoi ? répond tout le corps de Maria.
Pourquoi quoi,pense-t-elle ?
- Je vous ai vue tomber. Si vous voulez je peux
vous mener chez un médecin, vous saignez ? Est-ce grave ? Faut-il
opérer ? Vous connaissez le numéro des Urgences et votre numéro de
Sociétairs de la Mutuelle des Femmes Qui Trébuchent, vous l'avez votre
numéro ? Parce que si vous avez pas vot' numéro... dit le bras aigu
qui insiste.
- C'est ça, pense Maria (qu'est-ce qu'elle pense,
en ce moment !), tu m'as vue tomber et tu es le premier et tu vas
chanter " Je l'ai vue l'premier, c'est moi qui l'ai vue tomber, elle
est à moi, c'est moi qui l'ai vue l'premier ! " Quel con, ce
mec !
Maria se dégage gentiment, poliment du bras serpent.
Il y a encore quelques gouttes de soleil dans ses yeux. Elle voit la nuque
de l'homme, c'est drôle cette nuque de bébé pas rasé. Dans un col trop
étroit et l'étiquette qui dit le prix du bébé et de la bassine d'eau chaude.
Elle n'a plus peur. Elle ne pense plus. Elle accepte une boisson dans
un bar mais ne voit ni les tables rondes ni l'homme rectangulaire, ni
les verres ni la souillonne qui étreint dangereusement une serpillière.
Ce moment ne signifie rien pour elle et cet homme qui l'a vue le premier
n'existe pas. Il a perdu la face. Sa face. Maria dit gentiment au revoir
au monsieur-sans face. Le coca-cola lui reste sur l'estomac.
Dans
l'autre rue la Versaille est garée de biais. Harold observe Maria. Cette
fille est étonnante, c'est une soeur, ma soeur et moi je suis le frère
de Klaus, de Georges, je monte sur Mama aussi, je suis grand maintenant
et j'ai l'air de quoi avec cette putain de mallette bourrée de poudre
blanche ???
Harold rejoint Maria sur la terrasse. Il faut jeter
la poudre. Aux yeux de tous. Il paie la consommation. Ils rentrent par
le bus.
La
main de Maria ouvre les yeux de Georges. Il dormait. En chien de fusil.
- Devine ?
- Pirouette !
- Raté !
- Cacahuète ?
- Non, oh !
- Caca boudin !
- Non !
- Noisette ?
- Non ! Non ! Non !
Georges est contre la cuisse de Maria, le bas crisse
sous sa main, cathédrale des sens, une veine bat au-dessus du mollet,
juste derrière le genou.
- Nuisette ?
- Non !
- Quéquette, mon chou ?
- Grand con ! C'était " Morsures " !
Ils roulent. Maria mange l'homme. Quelques livres dont
celui du regretté Hervé Goldberg, tombent du lit. Il y a des essais,
des études sur la peinture, des romans policiers, des romans polissons,
une biographie de l'analyste-informaticien MãSõ.... Georges
lit n'importe quoi, n'importe comment. Il n'est pas le seul.
Petite
Fleur dans son bain. Pour se laver - baigner cette longue fissure
où l'indien verse son plaisir, pour se détendre, s'ouvrir à d'autres eaux
moins tumultueuses, pour jouer, seule, s'amuser d'un rien en multipliant
de curieuses sensations - étang de tiédeur. Elle essaie de toucher
le fond de la baignoire avec ses épaules. C'est profond là-dedans !
Elle n'y parvient pas, ses jambes se plient comme deux fausses équerres,
seuls ses genoux émergent, montagnes roses sur la mer de mousse. Les robinets
d'inox scintillent, intermittentes étoiles, sur le premier il y a une
pastille rouge, eau chaude, sur le second une pastille bleue, eau froide,
le tuyau de la douche se love autour des frères eau chaude et eau froide.
Entre ses genoux, Petite Fleur regarde la tête de ce python d'acier morcelé,
le python observe aussi. C'est un lent conciliabule entre l'Américaine
et le serpent d'inox.
Elle tripote de son pied gauche la savonnette brune,
elle joue du piano, le gant court sur son avant-bras. Mine de rien. Le
shampoing aux extraits de tilleul (douze arbres pour 100 ml) forme des
boules qui roulent sous sa nuque, le poil de son pubis se balance sous
l'eau, flotte parfois au gré des mouvements, au gré de ses
cuisses, ce sont de longues herbes fines, elles ont le mouvement qu'ont
les hautes pailles sous l'hélicoptère qui se pose dans Apocaypse Now.
Petite Fleur a un pubis de paille, un faucheur s'y promène, mais quel
faucheur ?
Ses seins sont deux bouées rassurantes dans ce lit de
lait de mousse. Jeanne flotte, paresse, s'endort, les coudes sur les rebords
de la baignoire. Klaus va venir. Elle ouvre les yeux. Le python !
Mais c'est peut-être un boa ? Non, c'est un python, qui ne cille
pas. Petite Fleur se lève, ruisselante. Son corps se recouvre immédiatement
d'un réseau de minuscules points et creux, c'est de la mousse de lèvres ?
- Maria ! Maria ! Viens vite !
Elle a la chair de poule, ce terme lui déplaît,
mais c'est beau, c'est bon cette chair tramée, parsemée, grainée tel un
papier de verre. Elle passe sa main sur ses fesses, l'effet est surprenant,
c'est agréable, elle demeure pensive, le miroir lui renvoie une grande
image sauvage : sa nudité.
Roman, sur le palier de la salle de bain. Il tue le
python entre les yeux. Il enveloppe Jeanne dans une serviette bouillante,
la frotte vigoureusement, sous les bras, entre les omoplates, masse sa
nuque et ses longues cuisses. Roman chante une nouvelle chanson. Klaus
fume le cigare en secouant son blue-jean par la fenêtre. Il y a bien des
reflets dans le miroir et ça sent la tarte aux pommes dans toute la maison.
Toute
la journée Harold se cloîtra. Il n'apparut qu'au dîner et
mangea en silence. Tous ses traits s'étaient subitement relâchés.
Il avait ce visage neuf et triste d'un apôtre au pied d'une borne cadastrale.
Plus
tard, Harold a pris la mallette. Il a parcouru le kilomètre qui sépare
la maison du centre du village. Dans les cieux et parmi les étoiles, une
étoile se détacha, Fomalhaut la lointaine lueur... Elle clignotait au-dessus
de la place tel un phare le guidant. Harold fit encore quelques pas jusqu'au
centre de la place, jusqu'au milieu du cirque, sur l'ancien rond de sciure.
En levant la tête, il constata qu'il était sous l'étoile et sous la rose
du chapiteau.
Harold
H. dresse un tas de bois, chiffonne quelques vieux journaux, craque une
allumette. Bientôt la flamme la plus haute rejoint l'étoile. Harold s'agenouille.
Lorsqu'il y eut suffisamment de braises, il renversa
le contenu de la mallette dans le foyer. La poudre blanche comprimée étouffa
un instant le feu puis une fumée dense et âcre s'éleva. Toute la place
s'illumina et du haut du chapiteau, le morceau de toile qui portait la
rose se détacha.
Klaus
récitait un chant sioux.
Harold
est à genoux, il cache son visage dans ses mains, se relève, libère sa
face. Klaus le rejoint sans aucun bruit. Il le prend dans ses bras, pose
ses lèvres sur ses lèvres, baise sa bouche. Le jour se lève.
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