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Conduite intérieure
Sixième segment
Sub Rosa... Lorsque tu seras sous la Rose...
Ce qui est dit
Tout ce qui est dit
Restera sous la Rose...
 


  Studio. Sur le matelas, la carabine de 15 heures 20. Deux boîtes de cartouches de 7 x 64, l'une des boîtes est entamée. Pendant ce temps l'ange astique son dentier de platine et sa Bentley neuve. Luchino a pris une décision dans la boîte à gants. Il retrouvera les frères Max et Max, des ambidextres, des virulents. Des méticuleux, ceux-là, des penseurs, des incendiaires, ces mecs-là. D'ailleurs, ce sont eux, doubles dans l'obscurité double qui ont flambé le cirque. Ils s'occuperont d'Harold.
   Harold - qui a loué une Versaille mauve - a filé le train à la Bentley - signe de rois - double scotch - l'un de vous ce soir me trahira, sera le treizième passager de la table... Harold a baissé la vitre, a pressé sur la détente et l'ange, l'ange déchu, l'ange d'argent dans son complet noir, s'est affaissé en tournant six cent soixante-six fois sur lui-même.

   Harold avait tiré le Chiffre de la Bête.

   Le soir, avec ses mains précises et silencieuses (il avait forcé plus d'une serrure), il attrape la mallette sur le meuble et laisse cinq dollars de commission. Pour le principe.
   Dans le cadre ovale un portrait de Laurence. Elle souriait au-dessus de la commode. Pauvre petite fille de l'ange !
   Harold errait sur la ville - car si tout avait commencé alors que tout commençait réellement, rien ne semblait vouloir finir. Il était oppressé. Comprimé. Sans doute écoeuré. En fait, il avait beaucoup gagné, beaucoup vieilli et comprenait dès lors l'importance des choses les plus minimes. La mallette pesait sur sa conscience comme un album de photos-souvenir (9,50F à Carrefour). Que faire ? Qu'en faire ? Le feuilleter ? Il jeta les clefs du studio dans une bouche d'égout. Il regardait derrière lui. Il n'y avait rien. Il n'y avait plus rien.

   Maria chez le psychiatre. C'est un jeu.
   - Dites-moi quelques mots.
   - Je dirai... Morsures.
   - Vous l'avez dit. Ce mot, quelles impressions vous fait-il ? Que ressentez-vous en le prononçant ?
   - Rien.
   - Rien ?
   - Rien...

   Maria-Marianne ne ressent rien. Bien sûr, elle ressent tout un tas d'autres choses, mais elle ne veut pas en parler, c'est complexe, des picotements, des frémissements - Morsures ? - les canines de Georges, c'est trop personnel et ce n'est pas du tout désagréable.
   
Le psychiatre baisse son nez sur un tas de papiers blancs, son Waterman grince, grogne, croche, crache. Il note, le psychiatre, il pense. C'est un grand jeu. Il fixe Marianne. Elle est baisable. Oui, c'est une chouette nana. Il note. La fixe à nouveau.
   - Bien. C'est bien.
   Marianne s'agite, ouvre son sac, prend un carnet de chèques et le psychiatre a des hochements de tête. Ses mains dodelinent.
   - Bien, bien. Bien.
   Tout à l'heure, en rentrant, elle se jettera dans les bras de Georges. Ils joueront au Grand Jeu du Psychiatre-Bien-Bien-Bien. Elle lui dira :
   - J'ai envie...
   - Viens !

   Ce psychiatre ne me dit rien qui vaille, c'est-à-dire qu'il ne vaut rien le vaurien. Marianne a comme un arrière-goût ancien. Elle possède des réserves, tout est là, stocké dans la petite mallette noire de son âme. Souvenirs : l'image du psychiatre avec des lunettes éblouissantes, dissimulant les yeux décolorés, la cravate noire avec l'épingle d'or dans un virage à cheveux. Les molles mains qui suivent la parole, la chemise à rayures bleues, le bureau d'acajou, le sous-main en skyvertex, le flacon octogonal Waterman. Ce psychiatre était une fenêtre aux battants clos et je ne voyais rien sur le vide. Avais-je dépassé le vide ? Mama doit préparer des gâteaux...
   Marianne songe. Voilà l'instant, le moment, la trêve, le lieu où les cendres couvent sous les braises, Marianne a toujours été comme un feu mais l'eau coule en dedans d'elle. Marianne d'eau et d'étang...
   Ce psychiatre ne m'a rien dit et moi si peu ! Il consentait. J'appréciais. Il n'a rien trouvé en moi mais il cherchait en lui ? J'aurais voulu qu'il me fouille, qu'il me perce, me pénètre, c'est un homme de pierre, sans joints ni failles. Mais ce n'est plus un homme, il y avait un mur derrière son bureau, le mur buvait mes paroles, mais les entendait-il ? Peut-être nous sommes-nous amusés à des jeux de mots - des mots que je partage avec Georges ?
   Le mur a pris mon chèque de la Banque Nationale du Périgord, l'a empoché, le stylo Waterman a éclaté de rire. Il dort, mon homme chaud, comme un enfant sans rêve. Quelle heure est-il à l'heure de son sommeil ? Il dort n'importe comment, dans le pied du lit, dans le fauteuil, roulé sur la table ? Il s'endort devant la télé, la cafetière reste branchée, le frigo reste ouvert, il y aura des cendres partout, par terre dans la maison, des bols, des verres, des petites cuillères sales, des torchons en boules, de la peinture sur son pantalon, une chemise souillée, il dort mon homme dingue.

   Le soleil fait un oeil de velours aux bâtiments administratifs chichement décorés par des peintres administratifs, rue chaude où tout s'essouffle, les gens ont le visage fade, il me faudra renouveler mes chairs, mes chairs d'âme, changer ma garde-robe, brunir du derme et beaucoup plaire, être un acajou, un bureau d'acajou lisse quand sa joue grimpe sur mon ventre. Bronzer - ambre et solaire, de l'huile à ma peau. Huile. Que peint-il ? S'il ne dort plus ? Sans aucun doute, l'une de ses inestimables horreurs qui me représente, cubique, abstraite. Ou bien un paysage hivernal et vide. Une campagne froide et désolée. Mais il fait si chaud aujourd'hui, la ville sent le sang, elle pèse, enflammée de partout, l'asphalte a une odeur trouble de savon et de cire.
   Marianne marche, un barman anonyme porte de la bière sans marque à des buveurs clandestins. Il y a de la Kronenbourg au frais. Pour Harold qui gare la Versailles mauve dans une impasse mauve.

   La femme du bijoutier balaie le seuil du magasin, c'est sa manière de faire le trottoir. Près de la bijouterie, il y a une carcasse de voiture, calcinée. C'est peut-être une Buick pense Maria.
   Les voitures pétaradent, un chauffeur de bus écrase de sa voix de bus un refus de priorité. De pâles petites vendeuses exploitées s'ébrouent sous une volée de grains. Elles sont toutes nues sous leurs blouses et les commis de boucherie sont écarlates, débonnaires et saignants. Le vieux coiffeur à tête chauve placarde des avis de recherches, toutes ces cisailles folles se sont fait la paire. Ses mains luisent comme des coupe-jarrets.
   Maria reconnaît ce monde, ce décor planté sur son chemin. La ville de cet après-midi est plutôt obséquieuse, pornographique aussi. Elle sent la graisse et la vidange rapide, ville de joie. Un homme entre deux âges, démarche incertaine, lui sourit. C'est de cette façon qu'elle voit le monde : comme un homme qui lui sourit sous les arbres grands, ce sont les arbres, seulement les arbres éternels qui la tentent. Il y a en Maria, plus loin que le Sertao, en son centre, un arbre plus vieux qu'elle - et qui lui fait un pied de nez - au ventre. C'est pour cela qu'elle tient du feu. Je suis du signe de l'arbre. Pense-t-elle...

   Marianne est passée. L'homme a disparu, une âcre odeur s'étiole, suspendue dans l'air. Maria est sur le pont, légère, insouciante, elle trébuche, son genou gauche teinte le béton. Saignature personnelle. Un filet de sang. On dirait un orvet qui se trémousse vivement et qui meurt. Le fleuve café-au-lait lui donne le vertige. Il fait chaud. Un autre homme la relève, elle ne distingue que deux bras vêtus d'un blazer élimé, il y a une tache de graisse sur la manche droite.
   - Vous n'avez rien ? dit le bras droit.
   - Non pourquoi ? répond tout le corps de Maria.
   Pourquoi quoi,pense-t-elle ?
   - Je vous ai vue tomber. Si vous voulez je peux vous mener chez un médecin, vous saignez ? Est-ce grave ? Faut-il opérer ? Vous connaissez le numéro des Urgences et votre numéro de Sociétairs de la Mutuelle des Femmes Qui Trébuchent, vous l'avez votre numéro ? Parce que si vous avez pas vot' numéro... dit le bras aigu qui insiste.
   - C'est ça, pense Maria (qu'est-ce qu'elle pense, en ce moment !), tu m'as vue tomber et tu es le premier et tu vas chanter " Je l'ai vue l'premier, c'est moi qui l'ai vue tomber, elle est à moi, c'est moi qui l'ai vue l'premier ! " Quel con, ce mec !
   Maria se dégage gentiment, poliment du bras serpent. Il y a encore quelques gouttes de soleil dans ses yeux. Elle voit la nuque de l'homme, c'est drôle cette nuque de bébé pas rasé. Dans un col trop étroit et l'étiquette qui dit le prix du bébé et de la bassine d'eau chaude. Elle n'a plus peur. Elle ne pense plus. Elle accepte une boisson dans un bar mais ne voit ni les tables rondes ni l'homme rectangulaire, ni les verres ni la souillonne qui étreint dangereusement une serpillière. Ce moment ne signifie rien pour elle et cet homme qui l'a vue le premier n'existe pas. Il a perdu la face. Sa face. Maria dit gentiment au revoir au monsieur-sans face. Le coca-cola lui reste sur l'estomac.

   Dans l'autre rue la Versaille est garée de biais. Harold observe Maria. Cette fille est étonnante, c'est une soeur, ma soeur et moi je suis le frère de Klaus, de Georges, je monte sur Mama aussi, je suis grand maintenant et j'ai l'air de quoi avec cette putain de mallette bourrée de poudre blanche ???
   Harold rejoint Maria sur la terrasse. Il faut jeter la poudre. Aux yeux de tous. Il paie la consommation. Ils rentrent par le bus.

   La main de Maria ouvre les yeux de Georges. Il dormait. En chien de fusil.
   - Devine ?
   - Pirouette !
   - Raté !
   - Cacahuète ?
   - Non, oh !
   - Caca boudin !
   - Non !
   - Noisette ?
   - Non ! Non ! Non !
   Georges est contre la cuisse de Maria, le bas crisse sous sa main, cathédrale des sens, une veine bat au-dessus du mollet, juste derrière le genou.
   - Nuisette ?
   - Non !
   - Quéquette, mon chou ?
   - Grand con ! C'était " Morsures " !
    Ils roulent. Maria mange l'homme. Quelques livres dont celui du regretté Hervé Goldberg, tombent du lit. Il y a des essais, des études sur la peinture, des romans policiers, des romans polissons, une biographie de l'analyste-informaticien MãSõ.... Georges lit n'importe quoi, n'importe comment. Il n'est pas le seul.

   Petite Fleur dans son bain. Pour se laver - baigner cette longue fissure où l'indien verse son plaisir, pour se détendre, s'ouvrir à d'autres eaux moins tumultueuses, pour jouer, seule, s'amuser d'un rien en multipliant de curieuses sensations - étang de tiédeur. Elle essaie de toucher le fond de la baignoire avec ses épaules. C'est profond là-dedans ! Elle n'y parvient pas, ses jambes se plient comme deux fausses équerres, seuls ses genoux émergent, montagnes roses sur la mer de mousse. Les robinets d'inox scintillent, intermittentes étoiles, sur le premier il y a une pastille rouge, eau chaude, sur le second une pastille bleue, eau froide, le tuyau de la douche se love autour des frères eau chaude et eau froide. Entre ses genoux, Petite Fleur regarde la tête de ce python d'acier morcelé, le python observe aussi. C'est un lent conciliabule entre l'Américaine et le serpent d'inox.
   Elle tripote de son pied gauche la savonnette brune, elle joue du piano, le gant court sur son avant-bras. Mine de rien. Le shampoing aux extraits de tilleul (douze arbres pour 100 ml) forme des boules qui roulent sous sa nuque, le poil de son pubis se balance sous l'eau, flotte parfois au gré des mouvements, au gré de ses cuisses, ce sont de longues herbes fines, elles ont le mouvement qu'ont les hautes pailles sous l'hélicoptère qui se pose dans Apocaypse Now. Petite Fleur a un pubis de paille, un faucheur s'y promène, mais quel faucheur ?
   Ses seins sont deux bouées rassurantes dans ce lit de lait de mousse. Jeanne flotte, paresse, s'endort, les coudes sur les rebords de la baignoire. Klaus va venir. Elle ouvre les yeux. Le python ! Mais c'est peut-être un boa ? Non, c'est un python, qui ne cille pas. Petite Fleur se lève, ruisselante. Son corps se recouvre immédiatement d'un réseau de minuscules points et creux, c'est de la mousse de lèvres ?
   - Maria ! Maria ! Viens vite !
   Elle a la chair de poule, ce terme lui déplaît, mais c'est beau, c'est bon cette chair tramée, parsemée, grainée tel un papier de verre. Elle passe sa main sur ses fesses, l'effet est surprenant, c'est agréable, elle demeure pensive, le miroir lui renvoie une grande image sauvage : sa nudité.
   Roman, sur le palier de la salle de bain. Il tue le python entre les yeux. Il enveloppe Jeanne dans une serviette bouillante, la frotte vigoureusement, sous les bras, entre les omoplates, masse sa nuque et ses longues cuisses. Roman chante une nouvelle chanson. Klaus fume le cigare en secouant son blue-jean par la fenêtre. Il y a bien des reflets dans le miroir et ça sent la tarte aux pommes dans toute la maison.

   Toute la journée Harold se cloîtra. Il n'apparut qu'au dîner et mangea en silence. Tous ses traits s'étaient subitement relâchés. Il avait ce visage neuf et triste d'un apôtre au pied d'une borne cadastrale.

   Plus tard, Harold a pris la mallette. Il a parcouru le kilomètre qui sépare la maison du centre du village. Dans les cieux et parmi les étoiles, une étoile se détacha, Fomalhaut la lointaine lueur... Elle clignotait au-dessus de la place tel un phare le guidant. Harold fit encore quelques pas jusqu'au centre de la place, jusqu'au milieu du cirque, sur l'ancien rond de sciure. En levant la tête, il constata qu'il était sous l'étoile et sous la rose du chapiteau.

   Harold H. dresse un tas de bois, chiffonne quelques vieux journaux, craque une allumette. Bientôt la flamme la plus haute rejoint l'étoile. Harold s'agenouille.
   Lorsqu'il y eut suffisamment de braises, il renversa le contenu de la mallette dans le foyer. La poudre blanche comprimée étouffa un instant le feu puis une fumée dense et âcre s'éleva. Toute la place s'illumina et du haut du chapiteau, le morceau de toile qui portait la rose se détacha.

   Klaus récitait un chant sioux.

   Harold est à genoux, il cache son visage dans ses mains, se relève, libère sa face. Klaus le rejoint sans aucun bruit. Il le prend dans ses bras, pose ses lèvres sur ses lèvres, baise sa bouche. Le jour se lève.

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FIN

9 décembre 1982, Lion-sur-Mer
12 avril 1996, Bretteville
© Didier-Michel Bidard