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Conduite intérieure
Troisième segment
... Sous la Rose, ce qui est dit...
 


  La ville là-bas, sur un bout de planète, quartiers de cruauté, elle est lumineuse. Luminescente. L'ange blanc, Luchino, Lucifer, Lucky L'Evêque a fondu sur elle semblable à un nuage de sauterelles égarées. Lucky la belle ordure, le super-dealer, le pourvoyeur de mort et sa mallette noire bourrée de poudre blanche. Elle brille, objet de convoitise, diabolique, sur le grand bureau d'acajou. Près du sous-main inutile. Lucky est dans une forme terrible. Derrière les lourdes portes matelassées par Epéda et rematelassées par les fils d'Epéda, il ne craint rien.
   - J'espère que vous avez bien réfléchi à ce que nous sommes convenus ? avait soufflé la voix dans le combiné d'ébonite. Une voix onctueuse, sacerdotale, cruelle. Une voix sale et sans issue, obscène.
   Hubert écrasa sa Peter Stuyvesant dans le cendrier de cristal, il se servit un copieux Cutty Sark, l'avala d'un trait. S'en servit un autre. C'était du vice. S'alluma une autre cigarette. Maintenant il tapait nerveusement sur le manteau de la cheminée tout en observant dans l'étroite et haute glace la figure du patron, son big boss à lui, ze big boss.
   - Je leur ai passé le goūt du pain ! dit-il enfin. Il se retourna vers Lucky. Bien entendu, il parlait de Yolande et de Valentin qui gisaient, défaits, pantelants, démantelés. Des petites frappes. Des caves qui avaient voulu s'attaquer à un morceau trop gros pour leur pomme. Hubert prit dans sa poche un paquet de papiers gras et chiffonnés, il les balança sur le burlingue.
   - Ils avaient des passeports. Yougoslaves. Faux, évidemment. Et des travellers.
   Lucky l'Evêque se dirigea de son pas lourd et lent vers le coffre, un coffre " Mossler ", inattaquable ! Il était astucieusement camouflé derrière une vraie copie d'un faux Rembrandt. Bruits de clefs... Clic... Clic... Clic... bien caractéristiques de la combinaison à six chiffres. Clic... Clic...Clic... Lucky fouille sur l'étagère en acier, sa main râpe, rafle dans les dossiers. Il tend à Hubert une épaisse liasse de billets neufs, des coupures de 500. Des " Pascal " usagés (mais neufs), des faux dont les numéros se suivent. Evidemment.
   - Il faudra s'occuper du type, le cirque décolle demain. Fais ce qu'il faut faire !
   C'est un ordre. Lucky vrille son regard bleu-océan dans les yeux bleus du gorille. Hubert acquièce, enfonce un borsalino de feutre sur ses cheveux bien peignés. Il sort. La porte fait Pfff... Luchino s'essuie les mains. La sueur. Consulte un carnet de cuir, compose un numéro.
   - Fox ?
   - Ouais ?
   - Y a du foin sur la neige... La crise... L'inflation... Ce pauvre monde ne se rend pas bien compte, vous comprenez, n'est-ce-pas ?
   Fox est dans le coup. Le livreur, c'est lui. Le grand écouleur de blanche et de rêve. L'Obséquieux. Le prix c'est Harold de Killer. On dirait qu'il gêne. Qu'est-ce qu'il fout dans le circuit ce mec que personne n'a jamais vu ? Il va mordre la poussière. Payer cash. Il va banquer le petit frère. Le maximum. Et sous la pomme de douche, ils pendront son cadavre par les couilles. C'est ainsi qu'ils voient les choses. Ce mec gêne, c'est sūr...
   Ils l'ont répéré près des baraques foraines, c'est certainement un gars du cirque. Un itinérant sans point d'attache. Ils l'ont perdu, ils l'ont cherché. Maintenant oł peut-il bien être ? En ce moment, Hubert trace la ville en tous sens, pisteur, suiveur, braqueur du petit matin blême. Tueur sur Harold...
   Harold-Fred de Killer s'est fait la malle. Liquette et brosse à dents. Il s'est planté, planqué, tapi. Il a loué un studio grand standing. Juste en face de la grande baie vitrée de Lucky. C'est vraiment au petit poil. In the pocket. In the little pocket. Il y a même une boulangerie et un marchand de journaux et tabac au rez-de-chaussée.
   - Il y a ce type dans le réseau... J'ai envoyé Hubert. Il parlera au zig, continue Luchino en s'asticotant nerveusement les gencives avec des cure-dents japonais.
   - Ce n'est pas mon problème ! réplique le gros lard qui māchonne des bubble-gums à l'autre bout du fil.
   Fox est contrarié.
   - Je sais...
   Il y a un long silence. Un silence menaçant fait d'amour et de haine, un silence de rêve, de fuite, de sang, un silence de pages blanches. Il n'y a que dans les romans polissés que l'on rencontre un tel silence. Un silence qui n'en finit plus. Et tout est dit. Chacun compte ses billes. Ils ont des flippers qui font tilt dans leurs têtes. Au loin, comme par un hasard extraordinaire, on entend mugir la locomotive de l'express qui repart, ses roues tonitruantes raclent férocement sur les longerons de fer. Fox prend un autre bonbon dans la boîte en carton. Un bonbon fourré à la graine de dégringole. Sūr que ça va dégringoler ! Il raccroche.

   Minuit - vulve de nuit. L'heure du crime et des passions. D'avoir trop bu, tous les chats sont gris et leurs carcasses endormies jonchent les trottoirs. Hubert, engoncé dans son pardessus, marchait d'un pas alerte. Décontracté. Son visage coupant fouettait l'air. La rue MćSõ. (ingénieur des Travaux Pudiques et devenu célèbre pour l'invention d'une chatte de synthèse - un assemblage de polymères à mémoire et de CD interactif), était toute illuminée. Les réverbères projetaient une multitude de longues traînées jaunes sur le miroir dépoli du macadam. Un sifflement soudain le fit se retourner en une rapide volte-face. Il reçut le couteau en pleine gorge. Un cran d'arrêt. Enorme et lourd. Qui le fit basculer sur la chaussée. Ses bras dénouèrent d'invisibles fils. Brassèrent le vide de la nuit. Il s'affaissa. Pardessus rouge. Harold H. avait frappé.
   Une automobile sans marque ni signe, couverte de boue argileuse, s'éloigna en s'éloignant sous la pluie qui pleuvait. Les chats gris et ivres s'arrachèrent les cheveux en signe de dépit.
   Harold n'avait pas récupéré le couteau. Il ne perdait pas son temps dans la vie, dans sa vie. Il ne prenait qu'un seul risque  : celui de vivre encore. Dans la nuit-vulve et entachée, rue MćSõ., Harold H. s'éloignait. Bientôt, on ne distingua plus que deux feux de position qui s'estompaient...

   Studio. Les murs neufs avec des voiliers peints. Le grand lit multispires meuble tout. Harold examine les deux carabines automatiques dressées contre la chaise style nouille. Il les prépare, les graisse avec minutie, fait jouer de nombreuses fois les culasses neuves. La partie était engagée. Zéro. Un. Roman - c'était lui le fameux technicien de laboratoire - traiterait la coco, la blanche, l'or des fées, la neige froide. Il fabriquerait des petits sachets de plastique bien pratique pour la revente, pour l'immersion en cas de coup dur. C'est comme ça la graine de dégringole, ça appelle le sang, faut la bichonner sinon elle se vexe, faut la traiter avec douceur et une énorme délicatesse, jamais la brusquer. Roman est un spécialiste en neige. C'est un grand romantique. Il est hallucinant.
   Studio. Harold compose le numéro du Sicilien. De sa fenêtre, il le voit, aucun détail ne peut lui échapper. L'Ange s'affaire, lisse ses plumes, frénétique, derrière la vitre.
   - L'Evêque ?
   - Oui ?
   - T'as la mallette, petit père ?
   Luchino bout. Ne répond pas. Regarde la mallette noire. C'est un sacré paquet de dollars U.S. qui sommeille là, le mec le sait.
   - Combien ?
   - Cinq dollars. Ordure de mes fesses. Ô mon frère, je te l'achète cinq dollars ton sussucre-à-mémère et pas un de plus, vu ?
   Luchino s'étouffe en crachant par le nez, étrangle le cigare entre ses lèvres asymétriques. Ce type est complétement taré !
   - Et puis... il y a Laurence, trésor...
   Lucky-Lucky, l'Ange déçu a compris. Il raccroche sur la voix-silicium. C'est du cousu-main. Luchino n'a pas besoin d'un dessin, d'être devin. C'est du comak, du solide, du sérieux. Le type ne plaisante pas dans sa tête. Il sait qu'Hubert ne reviendra pas. Gommé le gominé à son titi ! Mort le brillantiné. Lucky se dirige vers une grosse commode, une commode Louis XVI, prend le pistolet, un Mauser, y engage un chargeur et en enfouit un second dans sa poche. Ce con d'Hubert s'est fait buter ! Il a morflé ! Lucky court. Se précipite en se précipitant. Un homme à tête d'āne avec une casquette de la Marine Nationale ouvre une portière qui fait encore Pfff... La Chevrolet bouffe le goudron, auto-tamponne à mort. Lucky fonce. Peur et terreur sur la ville. En face, Harold de Killer avait suivi le moindre de ses gestes, avec les jumelles. Il sourit en trempant un morceau de pain de seigle dans l'oeuf-coque au basilic.

   Minuit-minuit, l'heure exaspérante des perdus, des naufragés et des naufrageurs professionnels. La nuit passe un linge mouillé sur les rictus, les néons néonnent à pleins tubes, les drugstores drugstorent lamentablement, les gendarmes rient dans la gendarmerie sauf un qui chiale bêtement, les amoureux s'amourent dans les coins d'ombre et Luchino court la ville, zigzague sur le dos de toutes ses putains. Se renseigne. Ouvre un oeil. Ouvre l'oeil de son oeil. Il a téléphoné à Truc, à Machin et au frère de Bidule. Il a posté un gars à lui devant la porte de sa fille à lui. Laurence sa petite fille chérie.
   Luchino, le dément, a bien couru. Lorsqu'il rentre au petit matin, exténué, soufflant comme un boeuf, frémissant, naseaux en bouillie, il tombe nez à nez avec le bigophone qui en profite sournoisement pour lui dévisser les portugaises. Le cri primal en quelque sorte. C'est son homme. Le gorille. L'homme de la porte qui n'a pas su lui dire que sa chère petite fille flotte, sectionnée sur l'eau rouge. Le gus écorche les mots. Laurence prenait un bain. Oui Monsieur. De mousseux. Oui Monsieur. Lucky se relève, claque la porte qui ne claque pas (à causse du matelassage). Fou, écumant, démentiel, il engloutit les escaliers, les recrache au rez-de-chaussée, change quatre fois de chaussures en route, sa main droite broie la rampe qui gémit de douleur.
   Le type de la porte n'a rien vu, seulement entendu l'unique coup de feu, le " Pfloufff ". Oui Monsieur. Pas le " Ploufff... " mais le " Pfloufff "... Il tente d'expliquer tout cela au boss et sa grosse langue rosātre fait des rubans de Moebius dans sa bouche. Luchino est dans la salle de bain. Luchino se vide. On dirait que tout l'homme en lui s'affaisse pour laisser la place à une sorte d'espèce de substance éthérée. C'est compliqué ce truc. Ses chairs se révulsent. Lui, le macho, le grand bandeur, le sicilien, maintenant s'écroule, s'effondre, s'émiette, s'enroule en triturant ses cheveux plaqués par la brillantine et l'autre gros parle, il parle le grognard, brouhaha, ha ! ha ! confusion de mots, le gros s'excuse en chialant dans ses grosses pelles à crottes. The boss ne l'écoute plus.
   
Gelée, pāte molle, crème renversée, mélasse et colle, Lucky cependant du 36ème dessous attrape le bord de la vie, remonte dans ses pompes en peau de chevreau, réagit, secoue ses grandes épaules du signe du Lion, flap ! flap ! fait l'ange précipité. On dirait un papillon qui brise son vol dans la lumière.

   - L'enfant d'pute !

   Luchino martelle ses tempes de ses petits poings durs. Aujourd'hui son sourire méchant a un revers de lèvres assez curieux sur le plan anatomique. Il se baisse, il tire le corps exsangue de la jeune fille hors de la baignoire. La tāche est difficile, ça colle, le cadavre glisse et l'eau colorée fuit de partout. C'est un éclaté d'adolescente - Pas penser, réagir. Il pose avec une extrême douceur son fardeau sur la moquette ensanglantée, embrasse ému le petit sexe en coton de sa fillette et jette par-dessus le corps la jupe brune qui pendait sur le valet. C'est au-dessus de ses forces, il ne peut vraiment pas toucher ni ramasser les morceaux d'os crâniens vissés dans les plātres, ça lui fait une énorme boule aux poumons. Il se sent incapable. Il vomit en se réfléchissant dans le miroir maculé de sangsues brunes.
   La sonnerie stridente du téléphone de l'appartement le sort brutalement de ses pensées. C'est l'autre. L'Enfer. Bonjour l'Enfer. Il en est sūr.
   - L'Evêque ?
   Luchino ne répond pas, ce n'est certainement plus à lui de parler...
   - L'Evêque. Tu vas mourir. On meurt sur ma route. Petite ordure de merde, tu t'magnes la chatte et tu me remets la poudre. Je n'aime pas fouiller les cadavres... Tu as apprécié mon cadeau d'adieu  ?
   - Jamais! répond le sicilien.
   Luchino respire. Jamais a dit l'Homme de la Sicile. Mais dans quelques heures, il sera mort. Il ouvre une bouteille de champagne millésimé, s'allonge, ferme les yeux en soupirant. Une vague l'emporte au loin, dans une crique, par là-bas, par là-bas oł tout est si calme, si doux. Sa défunte mère le prend dans ses torchons sous une rafale de beretta, elle lui baise le front, il est dans son pipi, bien au chaud...

   L'Ange a raccroché. C'est étrange dit l'āne du calendrier des PTT à Harold qui déguste un autre oeuf-coque au basilic. Il boit lentement du Retsina. Harold songe, il brille comme le silence de la mer, sauvage. Lucky a tout raccroché. Y compris la peau de ses yeux bleus. Harold leur laissera un peu de mou. Jusqu'à l'heure du sifflement dernier. Pour faire durer le plaisir, faut pas trop tirer sur la cordelette des āmes, pas vrai ?
   Harold arme la seconde automatique. Fox a quasiment fini de vivre. Maintenant il lui reste à mourir, dignement. Proprement.
   En ce temps-là, au temps de la Grande Propagation et du super DX, au temps des cibistes voilés soudain devenu sourds, en ce temps-là, Harold H. était la Mort. Le Faucheur. Il naquit sous le signe de la Balance et du Lévrier, un signe double, transitoire. Et depuis ce temps, il court, il court Harold sur les vivants.

   Un jour, il y eut le Grand Cirque, la Nuit des Longs Couteaux, le Grand Cercle, le Grand Feu. Il y eut les autres, dépouillés et sonores, vivants, viveurs, tapageurs et gueulards. Il y eut Maria, Maga, l'Amerloque, les hommes, leurs femmes, tous ces autres tonitruants et soudain nouveaux...

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  (à suivre)
© Didier-Michel Bidard