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La ville là-bas, sur un
bout de planète, quartiers de cruauté, elle est lumineuse. Luminescente.
L'ange blanc, Luchino, Lucifer, Lucky L'Evêque a fondu sur elle semblable
à un nuage de sauterelles égarées. Lucky la belle ordure, le super-dealer,
le pourvoyeur de mort et sa mallette noire bourrée de poudre blanche.
Elle brille, objet de convoitise, diabolique, sur le grand bureau d'acajou.
Près du sous-main inutile. Lucky est dans une forme terrible. Derrière
les lourdes portes matelassées par Epéda et rematelassées par les fils
d'Epéda, il ne craint rien.
- J'espère que vous avez bien réfléchi à
ce que nous sommes convenus ? avait soufflé la voix dans le combiné
d'ébonite. Une voix onctueuse, sacerdotale, cruelle. Une voix sale et
sans issue, obscène.
Hubert écrasa sa Peter Stuyvesant dans le cendrier de
cristal, il se servit un copieux Cutty Sark, l'avala d'un trait. S'en
servit un autre. C'était du vice. S'alluma une autre cigarette. Maintenant
il tapait nerveusement sur le manteau de la cheminée tout en observant
dans l'étroite et haute glace la figure du patron, son big boss à lui,
ze big boss.
- Je leur ai passé le goūt du pain ! dit-il
enfin. Il se retourna vers Lucky. Bien entendu, il parlait de Yolande
et de Valentin qui gisaient, défaits, pantelants, démantelés. Des petites
frappes. Des caves qui avaient voulu s'attaquer à un morceau trop gros
pour leur pomme. Hubert prit dans sa poche un paquet de papiers gras et
chiffonnés, il les balança sur le burlingue.
- Ils avaient des passeports. Yougoslaves. Faux, évidemment.
Et des travellers.
Lucky l'Evêque se dirigea de son pas lourd et lent vers
le coffre, un coffre " Mossler ", inattaquable ! Il était
astucieusement camouflé derrière une vraie copie d'un faux Rembrandt.
Bruits de clefs... Clic... Clic... Clic... bien caractéristiques de la
combinaison à six chiffres. Clic... Clic...Clic... Lucky fouille sur l'étagère
en acier, sa main râpe, rafle dans les dossiers. Il tend à Hubert
une épaisse liasse de billets neufs, des coupures de 500. Des " Pascal "
usagés (mais neufs), des faux dont les numéros se suivent. Evidemment.
- Il faudra s'occuper du type, le cirque décolle demain.
Fais ce qu'il faut faire !
C'est un ordre. Lucky vrille son regard bleu-océan dans
les yeux bleus du gorille. Hubert acquièce, enfonce un borsalino de feutre
sur ses cheveux bien peignés. Il sort. La porte fait Pfff... Luchino s'essuie
les mains. La sueur. Consulte un carnet de cuir, compose un numéro.
- Fox ?
- Ouais ?
- Y a du foin sur la neige... La crise... L'inflation...
Ce pauvre monde ne se rend pas bien compte, vous comprenez, n'est-ce-pas ?
Fox est dans le coup. Le livreur, c'est lui. Le grand
écouleur de blanche et de rêve. L'Obséquieux. Le prix c'est Harold de
Killer. On dirait qu'il gêne. Qu'est-ce qu'il fout dans le circuit ce
mec que personne n'a jamais vu ? Il va mordre la poussière. Payer
cash. Il va banquer le petit frère. Le maximum. Et sous la pomme de douche,
ils pendront son cadavre par les couilles. C'est ainsi qu'ils voient les
choses. Ce mec gêne, c'est sūr...
Ils l'ont répéré près des baraques foraines, c'est certainement
un gars du cirque. Un itinérant sans point d'attache. Ils l'ont perdu,
ils l'ont cherché. Maintenant oł peut-il bien être ? En ce moment,
Hubert trace la ville en tous sens, pisteur, suiveur, braqueur du petit
matin blême. Tueur sur Harold...
Harold-Fred de Killer s'est fait la malle. Liquette
et brosse à dents. Il s'est planté, planqué, tapi. Il a loué un studio
grand standing. Juste en face de la grande baie vitrée de Lucky. C'est
vraiment au petit poil. In the pocket. In the little pocket. Il y a même
une boulangerie et un marchand de journaux et tabac au rez-de-chaussée.
- Il y a ce type dans le réseau... J'ai envoyé
Hubert. Il parlera au zig, continue Luchino en s'asticotant nerveusement
les gencives avec des cure-dents japonais.
- Ce n'est pas mon problème ! réplique le
gros lard qui māchonne des bubble-gums à l'autre bout du fil.
Fox est contrarié.
- Je sais...
Il y a un long silence. Un silence menaçant fait d'amour
et de haine, un silence de rêve, de fuite, de sang, un silence de pages
blanches. Il n'y a que dans les romans polissés que l'on rencontre un
tel silence. Un silence qui n'en finit plus. Et tout est dit. Chacun compte
ses billes. Ils ont des flippers qui font tilt dans leurs têtes. Au loin,
comme par un hasard extraordinaire, on entend mugir la locomotive de l'express
qui repart, ses roues tonitruantes raclent férocement sur les longerons
de fer. Fox prend un autre bonbon dans la boîte en carton. Un bonbon fourré
à la graine de dégringole. Sūr que ça va dégringoler ! Il raccroche.
Minuit
- vulve de nuit. L'heure du crime et des passions. D'avoir trop bu,
tous les chats sont gris et leurs carcasses endormies jonchent les trottoirs.
Hubert, engoncé dans son pardessus, marchait d'un pas alerte. Décontracté.
Son visage coupant fouettait l'air. La rue MćSõ. (ingénieur des
Travaux Pudiques et devenu célèbre pour l'invention d'une chatte de synthèse
- un assemblage de polymères à mémoire et de CD interactif), était toute
illuminée. Les réverbères projetaient une multitude de longues
traînées jaunes sur le miroir dépoli du macadam. Un sifflement soudain
le fit se retourner en une rapide volte-face. Il reçut le couteau en pleine
gorge. Un cran d'arrêt. Enorme et lourd. Qui le fit basculer sur la chaussée.
Ses bras dénouèrent d'invisibles fils. Brassèrent le vide de la nuit.
Il s'affaissa. Pardessus rouge. Harold H. avait frappé.
Une automobile sans marque ni signe, couverte de boue
argileuse, s'éloigna en s'éloignant sous la pluie qui pleuvait. Les chats
gris et ivres s'arrachèrent les cheveux en signe de dépit.
Harold n'avait pas récupéré le couteau. Il ne perdait
pas son temps dans la vie, dans sa vie. Il ne prenait qu'un seul risque
: celui de vivre encore. Dans la nuit-vulve et entachée, rue MćSõ.,
Harold H. s'éloignait. Bientôt, on ne distingua plus que deux feux de
position qui s'estompaient...
Studio.
Les murs neufs avec des voiliers peints. Le grand lit multispires meuble
tout. Harold examine les deux carabines automatiques dressées contre la
chaise style nouille. Il les prépare, les graisse avec minutie, fait jouer
de nombreuses fois les culasses neuves. La partie était engagée. Zéro.
Un. Roman - c'était lui le fameux technicien de laboratoire -
traiterait la coco, la blanche, l'or des fées, la neige froide. Il fabriquerait
des petits sachets de plastique bien pratique pour la revente, pour l'immersion
en cas de coup dur. C'est comme ça la graine de dégringole, ça appelle
le sang, faut la bichonner sinon elle se vexe, faut la traiter avec douceur
et une énorme délicatesse, jamais la brusquer. Roman est un spécialiste
en neige. C'est un grand romantique. Il est hallucinant.
Studio. Harold compose le numéro du Sicilien. De sa
fenêtre, il le voit, aucun détail ne peut lui échapper. L'Ange s'affaire,
lisse ses plumes, frénétique, derrière la vitre.
- L'Evêque ?
- Oui ?
- T'as la mallette, petit père ?
Luchino bout. Ne répond pas. Regarde la mallette noire.
C'est un sacré paquet de dollars U.S. qui sommeille là, le mec le sait.
- Combien ?
- Cinq dollars. Ordure de mes fesses. Ô mon
frère, je te l'achète cinq dollars ton sussucre-à-mémère et pas un de
plus, vu ?
Luchino s'étouffe en crachant par le nez, étrangle le
cigare entre ses lèvres asymétriques. Ce type est complétement taré !
- Et puis... il y a Laurence, trésor...
Lucky-Lucky, l'Ange déçu a compris. Il raccroche sur
la voix-silicium. C'est du cousu-main. Luchino n'a pas besoin d'un dessin,
d'être devin. C'est du comak, du solide, du sérieux. Le type ne plaisante
pas dans sa tête. Il sait qu'Hubert ne reviendra pas. Gommé le gominé
à son titi ! Mort le brillantiné. Lucky se dirige vers une grosse
commode, une commode Louis XVI, prend le pistolet, un Mauser, y engage
un chargeur et en enfouit un second dans sa poche. Ce con d'Hubert s'est
fait buter ! Il a morflé ! Lucky court. Se précipite en se précipitant.
Un homme à tête d'āne avec une casquette de la Marine Nationale ouvre
une portière qui fait encore Pfff... La Chevrolet bouffe le goudron, auto-tamponne
à mort. Lucky fonce. Peur et terreur sur la ville. En face, Harold de
Killer avait suivi le moindre de ses gestes, avec les jumelles. Il sourit
en trempant un morceau de pain de seigle dans l'oeuf-coque au basilic.
Minuit-minuit,
l'heure exaspérante des perdus, des naufragés et des naufrageurs professionnels.
La nuit passe un linge mouillé sur les rictus, les néons néonnent à pleins
tubes, les drugstores drugstorent lamentablement, les gendarmes rient
dans la gendarmerie sauf un qui chiale bêtement, les amoureux s'amourent
dans les coins d'ombre et Luchino court la ville, zigzague sur le dos
de toutes ses putains. Se renseigne. Ouvre un oeil. Ouvre l'oeil de son
oeil. Il a téléphoné à Truc, à Machin et au frère de Bidule. Il a posté
un gars à lui devant la porte de sa fille à lui. Laurence sa petite fille
chérie.
Luchino, le dément, a bien couru. Lorsqu'il rentre au
petit matin, exténué, soufflant comme un boeuf, frémissant, naseaux en
bouillie, il tombe nez à nez avec le bigophone qui en profite sournoisement
pour lui dévisser les portugaises. Le cri primal en quelque sorte. C'est
son homme. Le gorille. L'homme de la porte qui n'a pas su lui dire que
sa chère petite fille flotte, sectionnée sur l'eau rouge. Le gus écorche
les mots. Laurence prenait un bain. Oui Monsieur. De mousseux. Oui Monsieur.
Lucky se relève, claque la porte qui ne claque pas (à causse du matelassage).
Fou, écumant, démentiel, il engloutit les escaliers, les recrache au rez-de-chaussée,
change quatre fois de chaussures en route, sa main droite broie la rampe
qui gémit de douleur.
Le type de la porte n'a rien vu, seulement entendu l'unique
coup de feu, le " Pfloufff ". Oui Monsieur. Pas le " Ploufff... "
mais le " Pfloufff "... Il tente d'expliquer tout cela au boss
et sa grosse langue rosātre fait des rubans de Moebius dans sa bouche.
Luchino est dans la salle de bain. Luchino se vide. On dirait que tout
l'homme en lui s'affaisse pour laisser la place à une sorte d'espèce de
substance éthérée. C'est compliqué ce truc. Ses chairs se révulsent. Lui,
le macho, le grand bandeur, le sicilien, maintenant s'écroule, s'effondre,
s'émiette, s'enroule en triturant ses cheveux plaqués par la brillantine
et l'autre gros parle, il parle le grognard, brouhaha, ha ! ha !
confusion de mots, le gros s'excuse en chialant dans ses grosses pelles
à crottes. The boss ne l'écoute plus.
Gelée,
pāte molle, crème renversée, mélasse et colle, Lucky cependant du 36ème
dessous attrape le bord de la vie, remonte dans ses pompes en peau de
chevreau, réagit, secoue ses grandes épaules du signe du Lion, flap !
flap ! fait l'ange précipité. On dirait un papillon qui brise son
vol dans la lumière.
- L'enfant
d'pute !
Luchino
martelle ses tempes de ses petits poings durs. Aujourd'hui son sourire
méchant a un revers de lèvres assez curieux sur le plan anatomique.
Il se baisse, il tire le corps exsangue de la jeune fille hors de la baignoire.
La tāche est difficile, ça colle, le cadavre glisse et l'eau colorée fuit
de partout. C'est un éclaté d'adolescente - Pas penser, réagir. Il
pose avec une extrême douceur son fardeau sur la moquette ensanglantée,
embrasse ému le petit sexe en coton de sa fillette et jette par-dessus
le corps la jupe brune qui pendait sur le valet. C'est au-dessus de ses
forces, il ne peut vraiment pas toucher ni ramasser les morceaux d'os
crâniens vissés dans les plātres, ça lui fait une énorme boule aux
poumons. Il se sent incapable. Il vomit en se réfléchissant dans le miroir
maculé de sangsues brunes.
La sonnerie stridente du téléphone de l'appartement
le sort brutalement de ses pensées. C'est l'autre. L'Enfer. Bonjour l'Enfer.
Il en est sūr.
- L'Evêque ?
Luchino ne répond pas, ce n'est certainement plus à
lui de parler...
- L'Evêque. Tu vas mourir. On meurt sur ma route.
Petite ordure de merde, tu t'magnes la chatte et tu me remets la poudre.
Je n'aime pas fouiller les cadavres... Tu as apprécié mon cadeau d'adieu
?
- Jamais! répond le sicilien.
Luchino respire. Jamais a dit l'Homme de la Sicile.
Mais dans quelques heures, il sera mort. Il ouvre une bouteille de champagne
millésimé, s'allonge, ferme les yeux en soupirant. Une vague l'emporte
au loin, dans une crique, par là-bas, par là-bas oł tout est si calme,
si doux. Sa défunte mère le prend dans ses torchons sous une rafale de
beretta, elle lui baise le front, il est dans son pipi, bien au chaud...
L'Ange
a raccroché. C'est étrange dit l'āne du calendrier des PTT à Harold qui
déguste un autre oeuf-coque au basilic. Il boit lentement du Retsina.
Harold songe, il brille comme le silence de la mer, sauvage. Lucky a tout
raccroché. Y compris la peau de ses yeux bleus. Harold leur laissera un
peu de mou. Jusqu'à l'heure du sifflement dernier. Pour faire durer le
plaisir, faut pas trop tirer sur la cordelette des āmes, pas vrai ?
Harold arme la seconde automatique. Fox a quasiment
fini de vivre. Maintenant il lui reste à mourir, dignement. Proprement.
En ce temps-là, au temps de la Grande Propagation et
du super DX, au temps des cibistes voilés soudain devenu sourds, en ce
temps-là, Harold H. était la Mort. Le Faucheur. Il naquit sous le signe
de la Balance et du Lévrier, un signe double, transitoire. Et depuis ce
temps, il court, il court Harold sur les vivants.
Un
jour, il y eut le Grand Cirque, la Nuit des Longs Couteaux, le Grand Cercle,
le Grand Feu. Il y eut les autres, dépouillés et sonores, vivants, viveurs,
tapageurs et gueulards. Il y eut Maria, Maga, l'Amerloque, les hommes,
leurs femmes, tous ces autres tonitruants et soudain nouveaux...
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