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Le 25 Octobre. Mama-aux-Rhums.
C'est dans le train, wagon de première classe, qu'elle croisa entre Paris
et Lyon, Georges Duroy qui venait de rompre avec Lady Rose. Sur la banquette,
en face d'elle, il lisait un quotidien régional, sans doute le Journal
de l'Ariège, de l'Aude et de la Haute-Garonne Réunies. Une sorte d'éponge
à mots. Un temporaire bourré de faits trop divers, d'une autre région.
Il lisait moins vite que ce train de cuir et de fer. Il froissait le papier,
allumait une Gauloise, c'était pourtant interdit, il y avait un panneau
" no smocking ". Il la fumait à moitié, jetait le mégot, consultait
un carnet de notes aux pages écornées, essuyait ses lunettes, changeait
de position, nouait et dénouait ses longues jambes de sprinter fatigué.
Il était énervant à la fin. Le paysage fait de vaches, d'arbres, de vaches
et parfois de cyclistes, défilait et croisait dans ses yeux sans couleur.
Il jeta un oeil fatigué dans le corsage de Mama, évitant
de justesse le deuxième cycliste dans la vitrine. Il ricana parce que
Mama arborait à son cou une petite croix Vitafor qui scintillait.
Le
26 Octobre. A l'autre bout du bout du monde, sur le rebord de l'assiette
de l'univers, Fox meurt. Luchino fait réviser sa Bentley neuve. Ici, Mama-aux-Rhums
et Georges. Le même train. Industriel T.G.V. Serpent de terre. Du vert-marron
sur les glaces qui ondulent et se déforment. Le voyage dura deux ans à
cause de l'accident qui coûta la vie à ceux qui était morts, même
le chien Rintintin et Rusty n'avaient pas survécu. Train squamifère.
Un mois, le train fut envahi par le cirque et toutes leurs roulottes,
calées, butèrent quand même contre les parois des wagons. Puis le cirque
reprit la route, monta vers le nord, vers les rivages, vers les terrains
vagues. Le Magicien avait fait un compliment à Mama. Mama-négresse - Mama-éducatrice -
Mama-tranchet, ses gencives de sang... Elle lui faisait de l'oeil... Mama
coulante, grasse, eau lourde, déversée par quatre-vingt trois seins blancs,
compacte, roulée, bottée, roulante, elle allongeait une jambe, éminente
démarcheuse, la moleskine gémissait, Mama-noire, piquetée de rouilles,
gomina des ferrailles, Mama-barracuda, gélatine, elle sourit, Georges,
elle sourit dans son corsage de toutes ses dents hurlantes, s'émiette,
anthropophage, elle est couvrante comme un oiseau de mer...
Soudain, c'est Georges qui se pose sur la grosse bouche
fraîche et propre de Mama-aux-rhums. Il a des lèvres fines. Des lèvres
d'intellectuel. Il a des lèvres de marxiste-léniniste, il est foutrement
bien balancé, le Georges, avec son paquet de lèvres de chez Gillette !
Le plastique de la banquette fait Han ! Han !
Han ! Mama, elle ne sait plus où donner de ses chairs, elle se répand,
le train, le train, Han ! Han ! le train file à toute allure
sur les jours et les nuits, les ans se succèdent et Georges s'insinuant,
sinueux, serpent, la recouvre et la rend folle.
Au Terminus, Mama est complêtement molle. Georges achète
les Nouvelles Littéraires au kiosque de la gare. Un gros titre annonce
l'incarcération de Goldberg, compromis dans le trafic d'Antibio-Synalar,
des gouttes auriculaires pour les mal-entendants. La vendeuse lui sourit
comme une soucoupe volante, elle lui a frôlé la main, il oublie sa monnaie.
C'est ainsi. C'est ainsi que Georges Duroy se lia à
nous, débarqua sur le village et détesta aussitôt très cordialement Klaus
qui le détesta aussitôt et tout aussi cordialement. Demain Maud a un an.
Un an de souffle. Il faudra lui mettre une barrette Simm dans les cheveux
ou lui faire des couettes et surtout il faudra changer de place l'éléphant
en terre cuite.
Klaus essaya bien d'assassiner (froidement) Georges
Duroy qui était un bêcheur, un sale petit con de snob, une tare. Il n'y
eut plus dans la demeure de son coeur qu'Harold, Roman, Maria, Maga, Mama,
Petite Jonquille des Îles et les trois pisseuses, Emilie (5 ans),
Maud (1 an) et Julia (en cours d'estampillage). Quant à Lairdrep, on ne
savait plus sur quelle jambe se tenir. Roman l'assimilait, arachnéa, Roman
doublait, se multipliait miraculeux, multicellulaire et le chat Mistigri,
qui avait pris un coup de vieux, lissait ses moustaches raides et cassées.
Ce n'est pas tout à fait comme cela que ça s'est passé.
Luchino mourut avant l'arrivée du train et Georges vivait. On avait remisé
l'éléphant de terre cuite sous l'escalier de bois qui desservait le premier
étage de la bâtisse. Dehors, il neigeait. Poudre blanche dans la nuit
noire. Georges tout en velours somnolait dans la chambre-à-livres. Il
n'embêtait personne et c'est Klaus qui vint le trouver pour lui
dire :
- Sale petit con de snob, fils de ta pute de mère,
raclure de pelle à merde, balayure de fausse couche, j'vais t'crever !
Sans complaisance, Georges examina attentivement les
chaussures noires de Klaus, scruta le visage cramoisi de Klaus, cracha
dans le vistemboir imaginaire, prit un livre intitulé " Pour une
théorie de la castration dans les milieux prolétaires " suivi d'une courte
étude " L'oreille interne - Approche et Essai linguistique sur les
voix de la Pucelle - Soins et Traitement en milieu hospitalier " c'était
l'oeuvre du regretté Goldberg, un bel ouvrage de tactique relié
artisanalement et maladroitement par l'auteur. Klaus se passa une main
derrière la nuque, son holster battait comme un space-maker, hahanait
tel un poumon d'acier. Il n'y eut aucun coup de feu. Klaus attrapa une
chemise blanche dans l'armoire, il aimait la brisure du linge propre.
Dans le ciel, la Madone de Cuir saigna à la tempe gauche. Klaus aimait
Petite Fleur Américaine. Quiconque eut pu en cet instant précis examiner
ses yeux aurait découvert un fleuve d'amour et de tendresse. Un grand
Mississipi de gestes crémeux. Mais Klaus avait un regard de marbre,
un regard funéraire. Lui aussi il cracha dans le machin en cuivre, le
vistemboir. Il raccrocha le cintre sur la tringle en tapant gentiment
l'épaule de Georges.
- J't'aime bien, toi ! lui dit-il en
lui empruntant la chemise.
Le chat fouillait dans les meubles de sa tête et sortait
par le tiroir de ses yeux. Le chat faisait le fou sous les sommiers poussiéreux
et s'élançait sur les piles de livres mal agencés. Le chat était fêlé.
Comme tous les chats que l'on aime par habitude et que l'on finit par
confondre avec le mobilier, et même parfois, sans savoir, on encaustique
le chat qui prend alors sa place dans un chemin de cire.
Bronx
- Frère du Loup. Fabrique de gommes. Sur l'autre bout du monde. Klaus
était un autre homme. Il portait des jeans râpeux, une vieille paire
de westons et un chandail couleur crème à col roulé. Ses voisins ne le
connaissaient pas ou l'ignoraient franchement et ouvertement. Il parlait
peu. Ses voisins le nommaient Bronx-Frère-du-Loup parce qu'il avait un
garage dans le quartier, près de la fabrique de gommes. Ce qui n'avait
aucun rapport. Station Mobil. La maison du cambouis. Perdue. Perchée sur
la colline dans une forêt de squelettes automobiles. Une grosse dame-essence
qui rit, c'est la caissière, une vieille jeune femme avec des mollets
creusés dans des bas troués. Obscène. Le postérieur aciéré sous la blouse.
Rais de nuit. Traits de lumière. Faisceaux fouilleurs
de l'ombre, les phares sont carrossiers, cabochons, rubis, billes flamboyantes.
La porte soudain fracassée, un autre homme. The stranger with the stetson
vint. Le deuxième homme de la fabrique de gommes. Et dedans sa gabardine
de toile fine, solitaire, fleur vanillée du cul fécond, affamé, il prend
la femme par les reins. La ploya et la força parmi les bidons d'Oil et
d'antigel, par-dessus les radiateurs démontés.
Dix de derme - carrefour de l'entre-cuisses, il chuinte
l'homme-latex, croix de l'entre-jambes, il force - et la fendit comme
un tableau de Vasarely. Cet homme n'avait pas de visage derrière son masque
et sa tête hurlait de plaisir et de rage dans le haut du bas emprunté.
Elle aussi, elle hurla - autrement. S'époumonna toute
la nuit sur le parking désert.
Sa vulve en feu - blason de braises, brande de trois
coins, ras triangle rose, musquée, saignait abondamment ; ses peaux-lamelles
découpées aboyèrent dans son ventre - heure G.M.T. de la douleur, capitale
de la souffrance, elle hurla la hurleuse sous le vent gris. Elle fut la
belle obscène caissière trépanée, rose aux forts effluves. Retournée.
Chirurgée. Son slip ajouré gisait sur le bureau de fer crasseux près du
cendrier de verre. Un cendrier publicitaire. Martini Dry...
Stranger - L'Homme-fiévreux se servit un coca, coca-cola-sperme,
jeta la robe qui disparut entre les carcasses de Chevrolet, de Cadillac,
de BMW. Dépouille parmi les épaves...
Après, il lui brisa la colonne vertébrale, d'un coup
sec et précis. Avec un clef anglaise de marque américaine. Une clef de
45, rutilante. En chutant, la femme-caissière s'ouvrit le front, son crâne
béait, la sacoche en peau de vache tomba, toutes les pièces de monnaie
roulèrent dans le sang. Le Stranger étouffa un bâillement, ramassa
trois ou quatre dollars, reprit sa route, rassasié et repu. Le mégot noir
de son cigare, un Hamlet, achevait de se consumer entre les genoux de
la femme.
Le
lendemain matin, Bronx trouva le corps défait, concave. Frère-du-Loup
se souvint des feux entre les montagnes ocres de la justice. Justice blanche
qui avait coupé les seins des squaws, celle qui avait creusé les charniers
et tombeaux de ses frères rouges, les carmins Géronimo, Tatanka Yotanka,
Rocky-Bear et les autres, les petits papooses et les petites soeurs squaws.
Il découpa le cadavre, fourra les morceaux dans des
sacs-poubelle, la mort reprenait sur elle-même et dans chaque action ce
pouvoir synthétique qui balaie tout. Il abandonna ses macabres fardeaux
sur différentes décharges en allumant des brasiers d'herbes et de joncs.
Chaque fois, il vomissait tripes et boyaux au long des pistes, solitaire.
Dorénavant
la fuite. Ce fut Long Island, le printemps tiède dans la baie et Manhattan.
L'Île des Sorciers. Les bandes rivales. Les bagarres marines à coups
de schlass. Les quais. Les courses éperdues sous les grues. Les loteries
truquées. Rouleur et clandestin toujours, il chargea son paquetage sur
un charter à destination de Dieppe. L'Europe enfin. Le Nouveau Monde.
Dans les années 60, il était à Paname, passant sa rage et son désarroi
sur la gueule des flics français. Bronx comptait ses blessures, léchait
ses chairs, ses plaies et grandissait dans l'ombre. Il se rangea. Il fut
Klaus-Bronx. On murmurait son nom dans certaines parties du monde. Avec
considération. Il avait alors des amis sur lesquels il ne pouvait absolument
pas compter. Il aimait les vins fins, le château Chasse-Spleen,
le Sauternes subtil au palais, il aimait le vin de Moselle, les femmes
légères, celles qui ne pèsent presque rien dans le thorax de la mémoire.
Les translucides et éphémères femmes... Il aimait les lourdes armes à
feu, les grosses cylindrées rapides et mordantes. Plus seul que jamais,
il n'était rien, grillait sur place. Klaus redevenait l'homme fuyant,
le fuyard, un itinérant, un suiveur jusqu'au jour où... l'autoroute de
l'ouest, pouce ! L'Américaine avait glissé en s'appuyant contre la
portière. Il avait démarré brusquement avec Petite Fleur à ses côtés.
Il avait enclenché le radio-cassette et la voix grave et trop masculine
d'Oscar Benton emplissait la voiture. Il regardait sans arrière-pensée
les genoux de la jeune femme. De la jeune femme qui devint. Sa femme.
Sa soeur. Son colorado-rouge écarlate.
Toute
similitude n'est pas bonne à dire, surtout lorsque les masques ont des
revers de gueules. Mama-aux-Rhums adorait Klaus-Bronx. A cause de son
épiderme en cuivre et des deux plaques qui luisaient aux bords de son
nez.
Quand Mama-aux-Rhums promenait son gros cul dans le
salon, il ne manquait jamais de lui donner une bonne vieille tape sur
les fesses, en copain-copain. Mama s'esclaffait en sautant et lui envoyait
un jet de salive sur la joue. C'est à cause des mouches disait-il, il
faut les chasser ! Il revivait. Klaus aimait bien Mama-aux-Rhums.
Un jour, il roula avec elle, lui fit l'amour dans la paille, l'étripa
comme un gosse. Mama était toute rouge... et honteuse.
Pour Georges, tout était différent. Dissocié, le monde
lui échappait. Mama-aux-Rhums c'était Maga-La-Neu ou Maria Cangaceiro
mais ce n'était pas Jeanne. Quand à Lairdrep, il n'existait pas ou plutôt
il n'exista que pour sublimer leurs existences. Georges refusait, incrédule,
ce qui lui exorbitait les yeux. Il avait peut-être raison mais il avait
surtout tort, on peut prêter une grande part à la réalité mais si l'on
veut survivre il faut tout céder à l'imaginaire, au virtuel. Quand Georges
se jetait sur Mama, c'était Maga ou Maria qu'il fouillait, curieux bipède.
Mais il avait au moins une certitude, ce n'était pas Jeanne-Fleur U.S.A.
car Bronx avait les poings solides - même dans un affrontement purement
amical. Quant aux deux ou trois petites filles qui traînaient par-ci
et par-là, elles devaient être les siennes. Depuis le temps qu'il vivait
là, hébété, éberlué et fumant cigarette sur cigarette et buvant rouge
sur rouge et café sur café.
Il arrêta de boire. Tous les deux jours. Bronx était
un pote pour lui, il le fouettait à coups de torchon trempé, l'aidait
à se coucher. Il lui apportait la cuvette pour dégueuler. Cela dura. Un
certain temps.
Chacun devenait alors ce qu'il était pleinement. Mistigri
devina presque toute la vérité qui gîtait au fond de leurs coeurs. Harold-Hubert-H.
tireur d'élite, le lanceur de couteaux, Roman-Lairdrep l'illusionniste,
le magicien, le prestigieux manipulateur, Maga-La-Neu la tireuse de cartes,
médiumnique, elle s'abîmait la vue sur des tarots multicolores et chaque
fois différents, Mama-aux-Rhums, cuisine, roulotte, Mama-la-Cantinière,
Mama-gâteaux, Mama-mamelles mucilages. Et la longue Maria, Maria
sur le trapèze, l'étoile avec ses habits d'or, sa guêpière inscrustée
de faux diamants. Et Klaus, Bronx, le frère du loup, le fils de la statue
de la Liberté, le Fuyard.
Petite
Fleur. L' Américaine.
Et tous les autres, les clowns, les Augustes, les pilleurs
et marchands de sable.
Et Roman le peintre, l'écrivain, le laborantin.
Mistigri fouillait sa tête en se léchant les babines.
Puisqu'il savait. Presque. C'était un vrai cirque avec des polichinelles
en carton-pâte et de vrais bonshommes qui tiraient dans les coins. Mistigri
avait reniflé la petite valise noire bourrée de poudre blanche. Aujourd'hui,
elle se trouvait dans la grande malle d'Harold, sous le pantalon de cuir,
à côté des cibles de papier.
Le
village était bel et bien rond avec un creux au centre. Mama avait convoqué
le Chauve qui avait vidé trois tombereaux de sciure sur la place et on
avait tendu la toile chatoyante sur ce creux. Le Chauve avait allumé une
bout-filtre, une Gitane-maïs, avant d'aller s'en jeter un au bistrot.
Mama était généreuse et puis elle aimait bien ce grand gars chauve et
un peu vieux déjà...
Extrême
limite de la plaine, fin de parcours, c'est l'ourlet du pays. Le village
est juste après les labours couverts de sternes et de mouettes. Quand
les bois d'arbres noueux et nerveux, serrés, sont dépassés, quand il ne
reste plus que d'anciennes maisons vides, éparpillées semblables à un
jeu de quilles difformes, c'est là.
Une fois qu'ils eurent passé ces repères d'hommes, les
granges chaudes et odorantes, les écuries, les silos à grains, étriqués,
ils engagèrent les cales de bois sous les roulottes.
Ils s'activaient, s'injuriaient, frottaient leurs mains
calleuses, crachaient dans la sciure et la poussière, titubaient le soir.
Le crépuscule les trouvait ivres, virulents et hagards. Les nuits froides
tombaient comme des mouches désailées.
C'est
le village, c'est-à-dire un ensemble compact de demeures faussement bourgeoises,
de faux manoirs, de résidences secondaires, de corps de ferme en ruines.
Plus loin, c'est la plage.
Par-dessus
la crête des vagues en dents de scie, par-dessus la ligne inattaquable
de l'horizon, c'est la couture de l'Angleterre.
Klaus, parvenu sur la falaise, regardait. Par-dessus
la brume. Il trouva Mistigri au cours de cette excursion qui l'avait mené
le nez dans ce nouveau vent chargé de l'odeur du varech.
Pourriture.
Le village. Et sa plage. Réputée. Cela signifie qu'elle se vêt en été,
qu'elle se pare. La foule la couvre comme une grosse fraise. En hiver,
les cabots parlent aux rats, ce sont les maîtres, les investigateurs.
La plage est probablement propre, des galets sans excès
gisent dans le sable d'or fin, des lames de goémon, de varech noir
et nauséabond la strient. Des colonies de mouches habitent les squelettes
des poissons morts. Mama toute excitée, instable, tripatouillait son " instamatic "
à flash incorporé. Il y a quelques digues renversées, de courtes falaises,
regarde cette photo de l'année dernière, les joncs bruns et ocres sur
leurs sommets sont comme des couronnes d'épines sacrilèges. Le vent passe
la main sur cette perruque d'herbes et de barbelés entrelacés.
Maria n'avait conservé que son T-Shirt rose, sur le
sable il y avait ses souliers à sangles et son slip bleu. Elle se jetait
dans l'eau glaciale et ressortait presqu'aussitôt, courant nue sur la
digue. Mama photographiait. Clic... Clic...
Sous le niveau de la mer, les énormes blocs de béton,
rares blockaus qui persistent avec les fronts de ferrailles oxydées, rongés
par l'iode, ici, les enfants s'écorchent et saignent comme l'insecte noir
à carapace luisante qui-donne-son-sang-au-bon-dieu.
Multiples pièges, un drapeau, morceau de chemise, flotte
parmi les fers - ou bien une bouteille de Contrexéville est embrochée
tel un ultime signal pour les derniers corsaires du roi. Signaux et témoignages
: d'anonymes fillettes turbulentes, des pépés-le-moko, des pirates de
paille aux cris stridents dressent des camps de sable et de vent. Invisibles,
fragiles et imaginaires contreforts et remparts qu'eux seuls devinent
et reconnaissent avec les marées. Oh ! Les Enfants-Roues ! Qui
recommencent une histoire d'homme à l'aide de marelle-métrique, terre,
ciel, Luchino en enfer, terre, ciel, des cordes à sauter, des billes multicolores,
des éclats de verre poncés, trésors enfantins et futiles !
Les épaves alentour sont des bouquets d'épées et leurs
cabanes de planches craquent sous les vernis carbonisés. La résine suinte
dans le sel. Les vieilles aussières effilochées comme des bananes pourries
retiennent des brigands inconnus, patibulaires, des mousquetaires, des
corsaires, des zorros de la mer et tout un système de héros fatigants
et sanguinaires.
Leurs jeux sont simples. Simple est la mer porteuse.
Ce sont de modestes enfants, moutards salés, mômes des brises, gosses-coquillages
dont les pères reclus se masturbent sur les flots.
Enfants de mers, gosses-gouvernail. Enfants-Roues...
Dès
la première heure du premier jour, Harold avait installé une baignoire
sur la plus haute falaise, il se souvenait de Laurence. Sa vue pesait
sur deux longs égouts parés de planches, de madriers, de poutres fichées,
droites dans la vase. Leurs corps de ciment armé recouverts d'une dangereuse
glaire mêlée à une mousse verte et spongieuse, filaient jusqu'aux premières
déferlantes.
Ce sont les deux gros intestins puants du village, amalgames
de pierres concassées et tranchantes, de galets et de briquettes, de débris
de carrelage et de métaux rongés. Le ciment court dans cette métamorphose
de matériaux, trace sur ces deux boyaux répugnants un réseau bizarre de
lézardes claires et parallèles. C'est le plan de la diarrhée quotidienne.
Harold fumait un havanitos dans sa baignoire. Contemplateur.
Obnubilé. Il songeait installer l'eau courante dans l'avenir. A sa prochaine
sortie, il prendrait le livre d'Howard Buten, celui qui parle aux enfants.
Buten le clown...
Village
de mer, bourg à la campagne. Le directeur était mort et le cirque, le
LEWIS CARROLL CIRCUS, stagnait à quelques dizaines de kilomètres de la
grande ville. La ville avec ses néons mauves, ses magasins constamment
rafistolés, la ville mensongère, tentaculaire, la ville qui avait rejeté
Klaus et Petite Fleur Américaine sur le village.
Ils avaient volé une " 220D ", une Mercedes
quasiment neuve, le réservoir était plein et avait motivé leur choix.
Juste avant le village, il l'avait balancée dans une carrière désaffectée.
Après avoir aspergé d'essence les sièges, Klaus avait craqué une allumette.
La nuit continuait, discontinue et chaude. Mais ils étaient parvenus à
se rencontrer, à rejoindre le grand cirque en ruine hanté par les chiens
du village.
Harold,
sombre, sous les baladeuses laiteuses, ternes, s'exerçait encore au lancer
de couteaux sur un mannequin livide.
Et la nuit continua encore jusqu'à ce que Mama-aux-Rhums,
la pulpeuse, rencontre Georges. Elle et lui louèrent une maison dans une
impasse privée et déserte. Mama gazouillait et parlait du grand incendie
qui avait tué la plupart des bêtes, Léo le lion, Pink la panthère aux
multiples reflets roses, Chibi et Kabu les lamas bruns, Bong l'éléphant
de cuir et Pitou le perroquet bavard et mauvaise langue. Et tous les autres,
les petits frères à plumes et à poils, tous ceux qui avaient péri en hurlant.
Au magasin des accessoires, roulotte jaune à droite
sur la gauche, le feu avait prit feu.
Oui, le feu avait prit feu. Le polyuréthane avait libéré
trente litres d'acide cyanhydrique par kilo de plastique se consumant.
Trente énormes kilos de mort. Les masques se tordaient rapidement, les
cerceaux roulaient mous et flasques, les costumes d'or s'illuminaient
encore, l'Auguste riait nerveusement et ses larmes traçaient sur la farine
de son visage deux rivières d'argent.
Klaus, voyant les baraques s'embraser et les fauves
fous qui cognaient aux barreaux de leurs cages, était entré dans la chaîne.
Sans un mot. Maillon. Seau après seau. Petite Fleur buvait un orangina
au bar.
Il y avait des seaux de zinc, des seaux de plastique,
des seaux d'eau et des voitures de plomb pleines à ras bord de pompiers
resplendissants. Comme d'habitude. L'ambulance avec sa lanterne gyroscopique
balayait la rue et sa lumière froide et bleue mettait un air triste à
chier aux mannequins des vitrines de mode.
Après le feu, Harold, désabusé, avait lancé ses derniers
poignards dans le seul mannequin qui souriait encore. Un rescapé.
Le polyuréthane est mortel à la dose de 260 cm3 par
mètre-cube d'air. Le Chauve était revenu en haletant, avec une équipe
d'hommes trapus et courts sur pattes.
Ils avaient jeté les carcasses fumantes des bêtes asphyxiées
sur des charrettes de bois qu'ils avaient poussées jusqu'à la décharge
publique. Déjà les corbeaux gras, noirs et lourds, se battaient au dessus
du bourbier.
Il
n'y avait eu qu'une représentation. Maintenant, il n'y avait plus que
la super-structure métallique du grand chapiteau qui se détachait dans
le ciel tel un ange plumé - Lucifer était passé dans les cieux combustibles
avec la mort dissidente pour compagne. La chair avait filtré le fer en
des rots rouges et bistres et les poutrelles braquées vers les nuages
étaient autant de supplications que l'atroce témoignage de cette mort
rapide, efficace. Manège ! Manège, ton squelette pleure !
Et Luchino ricana brutalement au fond de son imperméable
de toile écrue.
Le directeur s'était donné la mort. En observant. Conte
défait. En observant sa guenon préférée rougir et tourner en eau de boudin.
Amour anthropoïde. Roman sautait de gradin en gradin, distribuant les
stocks de confiseries et les serpentins aux badauds, aux curieux badauds
curieux. Roman offrit même au Maire la queue et les oreilles de l'éléphant
Bong.
A l'autre bout du cirque : la folie. Gaston, l'homme
à tout faire arracha sa veste et défonça la femelle-singe en la frappant
sur la paille pourrissante. Fou furieux, derrière le rideau de flammes,
il martela sur le poil dur de l'animal, la boxa et roula dans les excréments
de la femelle terrifiée.
Le Chauve fut écoeuré en séparant leurs deux cadavres
mutilés, calcinés, noués dans la cendre. La femelle-singe avait de larges
plaques rouges sur son ventre poilu. Gaston, exorbité, car la femelle-singe
dans sa colère, lui avait dévoré les yeux et les testicules. Elle riait
encore dans ses gencives écarlates et fissurées. Une sorte de gelée perlait
sur ses crocs. Les yeux de Gaston ...
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