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Ce village est beau...
disait Mama qui pensait à un Paris miniaturisé parce que c'est en ces
lieux élastiques que viennent, à l'époque des vacances, les parisiens
spectateurs, les belges gras et lourds, les hollandais qui portent systématiquement
le même short kaki, les hollandais-commando, les allemands, authentiques
teutons, moustachus et cirés jusqu'aux narines. Rares sont les américains
mais ils sont là et bloquent parfois les ruelles pavées avec leurs immenses
voilers de soie. Ils débarquent. C'est la transhumance. Toujours aux mêmes
endroits, près d'Arromanches, à Utah-Beach, à Omaha-Beach. Ils iront bientôt
jusqu'à Cabourg par la Corniche. Klaus connaît leurs cimetières,
des cimetières américains avec des noms américains sur des croix blanches
et bien rangées... en files indiennes.
C'est le village - avec la dame qui dit " Ouais ".
Dans la rue la plus animée, il y a un magasin ridicule avec une devanture
verdātre, pompeux et nommé " Aux reflets de Paris ". Sont exposés
derrière la vitrine, des robes de tergal, des jupes en fils d'or, des
corsages en nylon, des soutiens-lolos dernier cri avec des bretelles extensibles,
des guêpières horriblement démodées et certainement incommodes - mais
on y trouve de véritables pulls marins. Des pull-overs à prix réduits.
Klaus alla s'acheter un pull-over. Marin. Le carillon carillonna en carillonnant
et cela fit un tout petit bruit de métal maté.
Ladame, la patronne qui était une fille du pays, mais
une paysanne ennoblie, le reçut courtoisement en fumant une quantité considérable
de cigarettes à bouts dorés dans un seul fume-cigarette. En aluminium.
Poreux. Le fume-cigarette ressemblait à une canne à pêche et scintillait
sur le guidon chromé de ses lèvres repeintes.
Elle klaxonnait du bec. Disait " Ouais ",
elle enfumait. Elle restait assise derrière le poêle à mazout et
feuilletait d'anciens numéros de L'Echo de la Mode. Klaus feuilletait
les pulls. Il en prit deux. Le second qui avait des rayures rouges et
blanches serait pour Jeanne. Cela irait très bien avec ses bas de laine.
Il paya à l'escroc de la mode. La monnaie roula sur
le meuble à tiroirs secrets.
Derrière ses verres-brouillard à double-foyer, la dame
disait des " Ouais ! Ouais ! Ouais ! " en postillonnant
dans sa fumette.
Klaus faisait le tour de l'univers. Suivi du Mistigri.
Descendait le monde. Micro-monde. Plus bas, dans la rue, après le poêle
à mazout et la dame à double-foyer, il y a un hôtel-bar-tabac-restaurant
" Aux Voyageurs de la Mer ". Il est fermé en hiver mais le mardi
il y a du tabac frais sur les étagères recouvertes de balatum, le petit
noir réchauffé cent fois de suite, et la goutte du Père Grégoire et le
Loto qui est si facile, pas cher et qui peut - s'il veut - rapporter
gros. Il y a des péquenots sur les chaises rétros et bancales.
Pendant la saison, lorsqu'il fait trop chaud on y dort
mal, on y mange mal, mais Messieurs-les-Voyageurs peuvent apporter leur
manger et leur sommeil. C'est permis. Il y a un panneau fait de trois
malheureux bouts de bois secs. Et un second panneau bourré de fautes d'orthographe
indique qu'ici on parle anglais. Ce qui est faux depuis quelques années.
Madeleine, la serveuse, la Squaw-Qui-Parlait-Anglais,
celle qui jactait l'autre langue, un mélange d'anglais et de rillettes
du Mans, s'en est allée refaire un bout de sa vie avec un véritable bobby
garanti à vie pièces et main-d'oeuvre.
Depuis dix ans, depuis que l'homme venu du 223, Baker
Street a prolongé ses vacances, a baisé la servante, on ne parle plus
anglais. On ne parle que d'eux en débitant la boisson et les outrances.
Klaus ne se risqua pas parmi les baby-foots et les flippers,
le bruit l'excédait. Le chat suivait toujours sur les rues qui sont autant
d'impasses mal pavées. L'herbe y pousse, surprenante. L'inlassable Mistigri
avait déjà compris une foule de choses, en particulier une : Klaus était
bon à suivre.
Le chat se méfiait surtout d'Harold qui était rentré
dans le bureau du directeur juste avant l'arrivée des flics. Il voyait
bien, le chat, que le tireur d'élite avait les mains-hémoglobine. Cependant,
Harold n'avait pas tué le directeur, il avait seulement récupéré la mallette.
Pour l'instant, le chat était avec Klaus qui était avec
le chat qui ne pensait déjà plus à l'affreux couteleur.
Klaus, l'itinérant, le suiveur, le pisteur, celui qui
avait accroché le cirque. Entre deux terribles feux.
Autrefois, un vilain tortillard desservait le village
voisin, les paysans bombaient de leurs gros bides ce train, l'empruntaient
pour se rendre aux foires et marchés locaux. Désormais, il y a un abri,
neuf, blanc, sanitaire, pour les autobus de la ville. Georges et Mama
étaient revenus par l'un de ces bus. Georges avait été surpris par le
grand chapiteau déserté et dont tous les fers battaient et grinçaient
sous les vents du nord. Surpris par les cages cramoisies, par les roulottes
incendiées dont les grandes et hautes roues mutilées s'enfonçaient inexorablement
dans la suie et la boue.
Mama-aux-Rhums lui avait raconté la vie au cirque. Tout.
En passant, ils avaient fait un signe amical à Roman qui extirpait de
son " huit-reflets " d'agiles lapins turbulents. L'illusionniste
ne pouvait se défaire du grand cirque et répétait inlassablement les mêmes
tours de passe-passe. Mais le coeur n'y était plus. Maintenant il y avait
beaucoup de lapins autour de sa personne. Beaucoup trop. Au moins six
mille sept cents qui fuyaient dans tous les sens alimentant les garennes
du coin. Sauf Nestor. Son Longues-Oreilles préféré. Nestor aux pays des
Vermeils. Cuit dans l'incendie ! Nestor qui se tordait. Le poil roussi.
Vengeance ! criait son poing levé et Roman ouvrit sa braguette magique
et son jet de pisse frappa les fers de la charpente métallique.
Ils
marchent. Mistigri. Klaus.
- Dis donc, chat, quels sont tes amours, mon beau ?
Mistigri pousse avec son crāne contre la jambe de l'homme,
ronronne comme un moteur diesel. Les gens sont différents. Les paysans
sentent le purin, la vache enragée, la gnole des bouilleurs de crus, la
femme clandestine.
Les pêcheurs ont des visages de bois et de sel, des
gueules en écharpes, cheveux cassants, mains raides, ils font des slourp !
slourp ! slourp ! avec l'air et l'eau dans leurs cuissardes.
Dans le bar, les uns rencontrent les autres, la mer croise le chemin de
la terre, devant l'eau-de-feu, le pastis, le beaujolais nouveau. Ils s'exclament.
Tapent le domino d'albātre sur les tables en formica. S'envoient des vannes.
En ouvrent d'autres. Se racontent des histoires paillardes. De concert.
Complices. Entre hommes-par-dessus-tout. Compagnons, la nuit repasse,
crépusculaire, les filles esseulées ronflent. Compagnons, les nuits passent
et toujours aux mêmes terrasses, les muscles en viennent aux mains. Pour
une femme. Pour un carré de terre. Pour garder le souffle...
Aujourd'hui la Louise - l'épicière - reste
le centre de la discussion.
- Il n'y a qu'ma Citroėn qui n'lui soit pas passé
d'ssus !
C'est le syndiqué qui s'exclame. Un drôle. Un fonctionnaire.
Un genre d'intelligent. Un coco. Un qu'est-pas-tout-à-fait-du-pays. On
s'en méfie de celui-là avec ses grands airs de dictionnaire bilingue.
Fouteur de merde !
Les hommes avachis sur la terrasse regardent les lambeaux
de toile du chapiteau, ça met de la bonne grosse tristesse dans leurs
yeux à double vitrage et puis ils se racontent Verdun parce que ce cirque
démonté avec ses traverses effilées, en tous sens, c'est comme les tranchées.
C'est plein d'amertume. Ils y étaient tous ! Ces gens-là ont la conscience
haltérophile.
" Tout
a le poids de l'épaisseur. Une chappe. Un bouclier. ", pensait Klaus
parvenu sur l'avenue de la Libération, une rue sans commerçants piaffeurs,
calme, vide, froide, droite. Un tronçon oł s'engouffrent les vents tourneurs
venus de la plaine et du rivage.
Plus loin, à la sortie du village, se dresse une magnifique
maison de style. C'est la Mairie. C'est marqué dessus en lettres de béton.
Dans le parc, chaque année, il y a des éclatement de lilas, des rangs
de tulipes au garde-à-vous, d'énormes bouquets de fuchsias dans la pénombre
des pins maritimes, des parterres composés de pomponnettes, de myosotis
en alternance avec les pensées mauves et violettes. Les allées de gravier
blanc. Puis l'école qui pépie. Plus loin le terrain de foot oł des indigènes
en forme d'armoire à glace, frappent inlassablement des ballons crevés
ou presque.
En juillet, il y a les concours de tir, Harold a pris
une carte. Maintenant il existe : il est membre à vie du Club des Mondes
Baroques. Il gagne toujours la cagette de douze Côtes-du-Rhône et un TX
en carton pour faire des porteuses ou le kékéboubouille sur le canal 19.
Le village est hilare. Ils ont un champion qui partage le vin.
L'homme rouge mesure son terrain de chasse. Marque son
territoire. C'est ici que je vis. C'est ici que j'urine et laisse chaque
jour un peu de moi. La réserve et Petite Fleur Centrale. La Centrale.
Plaque tournante. Klaus essaie de battre au rythme du village.
Les capitaines en cale sèche choquent leurs verres avec
les gabiers vert-de-gris. La nuit divague - vague à l'āme -
certains passent, certains restent... L'épicière soufflante et poisseuse,
coincée entre deux paliers, entretient les feux sacrés de la conversation.
Le boucher a une sale goutte au nez.
Ce
matin, la fanfare municipale astique ses cuivres. On entend " Boire-un-petit-coup-c'est-agréable ",
rengaine, refrain, c'est désagréable. La fanfare, c'est-à-dire l'air unique
qu'elle joue et rejoue, faux, chaque année. Le boucher est devant ses
viandes, aimablement de travers, vicieux, poreux, tripoteur, libidineux,
boursouflé. Il a un bout de crayon logé derrière ce qui pourrait être
un bout d'oreille à lui. Il s'essuie sur son large tablier, ça fait de
larges traînées de saignantes.
- Bonjour M'ssieu Clausse ! Comment va M'ssieu
Clausse ?
Klaus va. Passe devant l'homme rouge qui n'est pas de
sa chance. Dans le fond de la boutique, il y a un énorme vieux chien noir,
à moitié aveugle et poussiéreux. Le boucher lui lance sur la tête des
morceaux de barbaque. Le chien renifle, prend la viande entre ses babines
bordées d'un liseré noir et rose. S'endort en salivant et māchonnant.
De temps en temps, le boucher pousse le chien, sans ménagement, sous les
énormes frigos. Le chien rāle dans ses crocs émoussés, il mordille le
brodequin couvert de sciure.
- Ca s'améliore, f'ra beau ! Allez, au r'voir
M'ssieu Clausse !
Au revoir quoi ? Klaus pénètre dans l'épicerie
située juste en face de la boucherie chevaline. Il y a des fruits variés
et avariés sur le trottoir. Des cartons avec des tomates mūres. La mère
Louise Picard ouvre les bras et ses gros nichons qui lui arrivent déjà
sous les aisselles descendent jusque dans ses mains. Bouche en cul de
poule. Elle pond. Clabaude. Fume et le temps semble ruisseler sur sa montagne
comme de la mélasse. Tic... Tac... Tic-tac tragique... La grasse
épicière avec des pellicules dans ses cheveux gris et frisés. Elle est
petite, toute entassée sur ses talons. Talonnée. Sur ses jambes d'éléphant.
Toute boulotte et boulette. Elle souffle, rācle, se ratisse le gosier,
elle est asthmatique. D'ailleurs elle va bientôt le dire à Klaus.
- J'suis asthmatique, vous savez ? C'est l'asthme...
Elle le lui dira fréquemment. Chaque jour. Depuis un
an, elle n'a pas modifié sa tenue, toujours la même blouse rêche piquetée
d'une multitude de pois bleus et violets. La grosse épicière porte une
blouse d'écolière sur sa combinaison orange. Elle met des cailloux dans
les patates pour faire les cinq kilos réglementaires, qui feront une addition
avec des chiffres ronds que c'est même pas la peine de compter. Elle se
trompe. Lèche la gomme de son critérium. Slourp ! Elle navigue entre
les yaourts natures et les laitages périmés. Une mince ceinture de cuir,
une ceinture d'homme, la coupe en deux, ça fait deux grosses boules bien
rondes et qui vont de concert. Celle du haut bavasse en postillonnant,
celle du bas trottine en chaussons. Klaus lui rend la monnaie de sa pièce.
Il regarde dans ses cheveux, elle est vraiment petite à ses pieds. Dégoulinante.
Dégoûtante avec ses yeux de poisson mort. Comme la charcutière,
en bas, dans la même rue. Celle-là se tient raide, droite, filiforme,
pāle derrière la pāle vitre aux inscriptions de craie blanche. Pāles têtes
de cochons, immobiles pātés en gelée, tas de cervelles ratatinées et flasques,
pattes de porcs pétrifiés, boudin noir sur le ventre. Vraiment. Vraiment.
Caca boudin !
Klaus allume une Peter Stuyvesant pour s'imprégner d'une
autre odeur. Le charcutier, un jeune homme délavé, ressemble à sa compagne
qui ressemble à leur étalage. Ce sont des martiens en plein soleil. Ils
ont les mêmes mains aux phalanges desserties. Démusclées. L'homme affūte
sur le fusil un couteau court. Il découpera, perpétuellement, le même
morceau de gras. Klaus poussera la porte vitrée avec trois lettres en
bronze qui manquent dans le nom du propriétaire.
La femme, fragile, phalène, translucide, de ses doigts
en sauce, enveloppe langoureusement les produits dans le papier transparent.
Ses lèvres sont aussi sympathiques qu'une coupure de courant en plein
hiver.
Plus
tard, chargé comme un bourri de ferme, Klaus rentrera à la maison, tout
en conservant cette curieuse et persistante impression de mort. Nausée.
Il ira s'asperger d'after-shave et de lavande.
Mama déballera les aliments dans la cuisine, elle s'occupera
de tout, experte, efficace, ajoutera ceci à cela et de la ciboulette,
du thym, du persil, quelques feuilles de laurier, un nuage de curry, sans
doute de la graine de perlinpinpin. Mama-fines-herbes, la grande potagère.
Mama-piments. Bouillonnante ô ! la Mama qui danse mironton mirontaine !
Klaus posera un petit baiser son son front. Déjà elle s'éparpille, s'active
aux fourneaux, bouscule plats, pots et couverts dans le vaisselier, chambre
le vin, du " Sidi-Brahim " āpre et rugueux, met la Kronzenbourg
à l'ombre pour Harold.
La
maison. Le salon. Les vastes canapés aux coussins retournés, des affiches
qui réclament à corps et à cris, des toiles, des gravures, des esquisses,
des boîtes de vernis anglais de la fabrique Ingham Clarck et Compagnie,
le bouddha synthétique et pesant avec son sourire niais, les frères léopards
en faïence, des chats de porcelaine dont les yeux fixes sont des bouchons
de verre. C'est leur domaine, leur lieu d'aisances. Leur surface de liberté.
Cette
nuit oscillante est aussi longue qu'une chaîne d'ancre. C'est une nuit
maritime, la nuit du grand DX, une nuit oł tous les flibustiers, à terre,
apprennent à pleines bouches les belles étrangères. Maria dans la chambre
du haut. Elle dort, nichée, merveilleuse. En beauté relâchée. Son
bras gauche, hors la chemise de nuit en dentelles bretonnes avec des jours
sur le rose, est passé sous sa tête. Il n'y a rien de plus émouvant que
ce long muscle doux qu'aucun effort n'altère. Maria-Marianne au buste
chaud a un sommeil calme, intense, apaisé. Un sommeil de juste. Elle oscille
avec la nuit et les flibustiers prennent de tous leurs épidermes.
Le drap ne recouvre plus son dos ; ses fines épaules,
des épaules cassantes, luisent dans la clarté du matin. Car c'est déjà
le matin de la nuit. Des ombres accourent à ses flancs. Il fait chaud
dans la chambre. Le feu crépite doucement. Elle dort et le vent nerveux
et sourd s'agite, moleste les volets. Elle dort. Toison d'or. Georges,
délaissant la toile et les pinceaux, la contemple.
Harold,
ce soir, est absent. Putois, putois. A laissé l'odeur entêtante de la
tannerie. Une veilleuse (sorte de prothèse inutile) est allumée pour lui...
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